1. Chanson et auteurs : naissance de la SACEM

Au début du XIXe siècle, la vogue des chansonniers s’installant, et l’édition de recueils aidant, l’on commence à reconnaître à tel ou tel la paternité d’un texte. Avec le développement des premières sociétés chantantes, caveaux, goguettes et autres cabarets, ces auteurs trouvent de nouvelles tribunes d’expression pour leurs productions, mais pour l’heure, le fait même de chanter reste une activité à portée de tous, et écrire des textes de chansons relève, même pour ces artistes, d’une sorte de pratique poétique populaire. Cela n’empêche pas certains auteurs de connaître une notoriété étonnante pour l’époque, tel que ce fut le cas pour Pierre Jean de Béranger (1780-1857), le chansonnier le plus célèbre du XIXe siècle, et dont Robine dit :

‘« S’il est difficile aujourd’hui d’imaginer ce que furent la popularité de Béranger et son influence sur ses contemporains, il suffit de se rappeler qu’il était traité en égal par Chateaubriand et Lamartine, que Flaubert le cite dans Madame Bovary, que Stendhal affirme que "ses écrits font battre tous les cœurs", que Karl Marx évoque "votre immortel Béranger" dans une missive adressée au gouvernement provisoire de la République française (en date du 28 février 1848), et que Victor Hugo lui-même, le considérant comme son seul rival, aurait écrit ses Chansons des rues et des bois pour tenter d’égaler son succès. »80

La notoriété d’un Béranger, c’est avant tout la notoriété d’un homme qui a su séduire aussi bien les bourgeois que le peuple, notamment par sa fidélité aux idéaux républicains, mais également par des textes qui abordent des thématiques susceptibles d’interpeller tout un chacun. Robine ajoute que les textes de Béranger posent « les bases d’une expression modernisée, à la fois populaire et lettrée, creuset d’où sortiront les Aristide Bruant, Brassens, etc. »81. On peut en effet reconnaître, dans l’œuvre de Béranger, les prémices de ce qu’on appelle communément aujourd’hui « la chanson d’auteur », c’est-à-dire, pour faire simple, une chanson dont on reconnaît qu’elle est avant tout mise au service d’une expression poétique, ou d’un message spécifique (politique, social, etc.), parfois au détriment de son intérêt musical. Le phénomène Béranger est effectivement caractérisé par la part importante que prennent ses écrits dans sa renommée. C’est finalement un chansonnier reconnu par ses pairs lettrés, en tant qu’auteur au sens littéraire du terme, et qui accède pourtant à une notoriété populaire grâce au mode d’expression qu’il s’est choisi, la chanson.

Les cabarets, successeurs en droite ligne des caveaux, accueilleront effectivement par la suite une chanson d’auteurs, et chaque cabaret aura ses auteurs attitrés. C’est ces auteurs en question que l’on nommera volontiers chansonniers, et dont Aristide Bruant82 est resté la figure la plus célèbre. Ces auteurs ont choisi la chanson comme mode d’expression, mais ne participent pas ou peu, pour la plupart, à l’élaboration des musiques, qui est laissée au soin d’un pianiste attitré du lieu. De nombreuses chansons d’Aristide Bruant feront l’objet de reprises d’interprètes divers (Renaud, François Béranger, Cora Vaucaire, etc.), qui s’inscrivent ainsi, par les choix même des textes qu’ils interprètent, dans la lignée de cet esprit chansonnier.

L’auteur d’une chanson est donc identifié comme étant la personne qui écrit son texte. Cette notion d’auteur s’affirme à la fin du XIXe siècle avec la naissance de la SACEM83. La pratique qui se répand de plus en plus, chez les tenanciers de bars ou de restaurants, d’inviter des chanteurs à produire un tour de chant pour attirer la clientèle, amène en effet les artistes à se rendre comptent que leur activité peut générer du profit pour ces tenanciers ; ils en viennent donc à revendiquer une rétribution pour cette participation au profit des établissements. L’idée fait son chemin, et donne naissance en 1850 au premier Syndicat des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, transformé dès l’année suivante en société. La SACEM mettra évidemment du temps à développer dans les faits son fonctionnement, et à rétribuer effectivement des droits aux différents acteurs des productions musicales, mais avec elle naît une notion fondamentale, celle de la propriété artistique.

Plusieurs conséquences découlent de cette nouvelle donne. Tout d’abord, accorder aux faiseurs de chansons des droits relevant de la propriété artistique, c’est en même temps reconnaître à l’objet chanson le statut même d’œuvre artistique. La chanson entre ainsi formellement dans la sphère des objets relevant d’une activité artistique, et par là même peut prétendre à une véritable vocation culturelle. Par ailleurs, une production chansonnière est reconnue officiellement comme étant l’œuvre d’un ou de plusieurs artistes, et sort ainsi définitivement de son statut de création collective, au sens « traditionnel » d’une stratification non contrôlée, progressive et historique, des textes et des mélodies. Enfin, la mise en place de la SACEM permet également de distribuer des rôles spécifiques aux acteurs qui gravitent autour de la création d’une chanson : l’auteur du texte, le compositeur de la musique, et le ou les éditeurs (des partitions, des textes, et plus tard des chansons enregistrées). Cette distinction n’est certes pas nouvelle, mais ainsi officialisée, elle pose les bases d’une autre conception de l’objet chanson, identifiable cette fois à une œuvre collective, en tant que résultante d’un véritable travail d’équipe.

Notes
80.

Robine, 2004 : 41.

81.

Ibid.

82.

A. Bruant (1851-1925) est d’abord auteur attitré au cabaret le Chat Noir ; il créera par la suite son propre cabaret, le Mirliton.

83.

Société des Auteurs, Compositeurs et Éditeurs de Musique.