2. Spectacularisation de la chanson et naissance du vedettariat

Outre ces avancées dans la reconnaissance des droits des artistes, les évolutions successives qui touchent le domaine de la chanson au début du XXesiècle créent progressivement une autre figure, celle du chanteur interprète, véritable personnage artistiquement et socialement construit, pour incarner les chansons qu’il chante, et plaire à un public. Cette figure prend place dès lors que la chanson devient spectacle.

Les cafés concerts préfigurent effectivement le déplacement progressif de la chanson, de la rue, à ce qu’on ne nomme pas encore les salles de spectacles : on se rend au caf’ conc’ pour voir toutes sortes de numéros, et pour entendre des artistes qui s’essayent à des prestations scéniques nouvelles. L’engouement du public pour ces lieux, très fréquentés et très populaires, favorise par ailleurs ce phénomène nouveau de notoriété chez les artistes. Certains réussissent à acquérir succès et notoriété dans des proportions tout à fait nouvelles. C’est le cas par exemple du chanteur Paulus84. Après des débuts parisiens en 1864, il se construit une solide réputation de chanteur de concert, en se produisant dans de nombreux lieux de province, et ce pendant plus de dix ans. De retour dans les caf’conc’ parisiens en 1877, il s’est construit entre-temps un véritable personnage de scène :

‘«  Ses cheveux ont été coupés en brosse […], il porte un chapeau haute-forme et se présente avec une canne avec laquelle il jongle, escrime, tire des coups de fusil et pendant tout son tour de chant, il s'adresse directement au public se promenant d'un bout à l'autre de la scène. – Le personnage du "gambillard" est né – .Son répertoire s'est modifié en conséquence mais aussi sa personnalité : il lui arrive souvent de s'en prendre à son public – l'épisode de son altercation avec un spectateur décoré de la médaille militaire – belge de surcroît – qui, visiblement, lisait son journal pendant son tour de chant est resté fameux. » 85

Par ailleurs, Grosz remarque que « [Paulus] deviendra une véritable « idole de la chanson ». […] ses cachets sont énormes : en 1888, il se fait payer 400 francs-or par représentation. » C’est effectivement un fait exceptionnel puisque « c’est la première fois dans l’histoire de la chanson qu’on parle d’un chanteur en mentionnant l’argent qu’il gagne. »86.

Le phénomène Paulus peut finalement se reconnaître comme une des premières manifestations d’une nouvelle réalité du monde de la chanson : les lieux de chansons deviennent progressivement des « scènes », où il faut, pour se démarquer des nombreux artistes qui se produisent, trouver sa personnalité chantante, originale et percutante, qui saura conquérir un public. La démarche artistique de Paulus se comprend alors comme une adaptation à ces nouveaux contextes dans lesquels sont interprétées les chansons. L’autre conséquence immédiate de cette mise en spectacle progressive de la chanson, c’est que lorsque cette adéquation entre les attentes d’un public et les prestations d’un artiste fonctionne, l’artiste acquiert une notoriété sans précédent, et devient socialement un personnage d’une importance non négligeable. Ce nouveau contexte se traduit rapidement par un nouveau phénomène, le vedettariat.

L’avènement du music-hall, dans les années vingt, concomitant au développement du disque et de son industrie, assoit le phénomène comme une nouvelle donnée constitutive de l’univers de la chanson : Maurice Chevalier a connu une renommée internationale, autant par la popularité du music-hall parisien, que par la diffusion massive, à une échelle internationale, de ses 78 tours. L’interaction des phénomènes, la spectacularisation progressive de la chanson et le développement de la musique enregistrée, construit les prémices de ce qu’on appelle aujourd’hui le « monde du Show business », avec son cortège de stars et d’idoles. L’activité chansonnière prend place dans le « monde du spectacle » qu’elle contribue à mettre en place, et devient potentiellement une activité très lucrative, pour les interprètes, mais également pour tous les acteurs qui gravitent autour de la médiatisation des objets chanson. C’est aussi, plus largement et plus essentiellement, l’instauration d’un paramètre nouveau, celui du succès populaire d’un artiste ou d’une chanson, notamment via la vente des chansons enregistrées ; paramètre qui, dans la nouvelle donne de notre siècle, a de plus en plus de poids et d’influence, et sur les artistes et sur la production chansonnière elle-même, du fait qu’il est susceptible d’engranger des intérêts financiers sans précédent. Ce phénomène du vedettariat, que l’on nomme les vedettes en question « idoles » dans les années soixante, ou bien « star » dans les années quatre-vingt, concerne avant tout, et presque uniquement dirions-nous, l’interprète de chansons, c’est-à-dire celui qui se produit sur scène et que le public connaît, mais aussi celui qui, bien évidemment, sera porté, construit, médiatisé, par l’ensemble des discours des médias de masse de nos sociétés actuelles.Dès lors, avec l’essor des technologies industrielles de la reproduction de masse du son et de l’image, l’emprise du vedettariat va de pair, d’une part, avec l’internationalisation du système de production et de distribution sous l’égide des majors du disque, d’autre part, avec la médiatisation croissante des stars.

Notes
84.

Jean-Paul Habans, alias Paulus (1845-1908). De cette période des caf’con’, la chanson française garde de grands noms dont les répertoires font partis aujourd’hui de notre patrimoine culturel : Mayol, Dranem, Yvette Guilbert, Fréhel, Damia, entres autres.

85.

Site Internet : http://www.chanson.udenap.org/fiches_bio/paulus/paulus.htm

86.

‘Grosz, 1996 (Tome 2) : 82.’