3. Nouvelle donne pour artistes nouveaux

L’évolution des modes d’existence de la chanson, qui se réalise dorénavant sous la forme de spectacles (représentations scéniques de toutes sortes, concerts, etc.) et de disques enregistrés, instaure le succès populaire, et des chansons, et des artistes, comme une donnée constitutive de l’existence même des productions artistiques. Par ailleurs, la reconnaissance des différents acteurs qui contribuent à l’élaboration d’une chanson entraîne en quelque sorte une spécialisation de chacun des rôles. L’ensemble de ces données crée de nouvelles problématiques, et modifie le paysage artistique dans lequel doivent dorénavant s’inscrire les artistes chanteurs.

Comme nous l’avons noté, la notion d’auteur de chanson est portée par une longue tradition française, où les textes de chansons ont toujours prévalu, dans la conscience des créateurs et dans la reconnaissance du public, sur la composante musicale, qu’elle soit vocale, mélodique, ou instrumentale. Les caveaux, goguettes et autres cabarets ont toujours privilégié cette chanson d’auteurs, les chansonniers en question faisant la plupart du temps appel aux services de différents compositeurs, ne s’illustrant par ailleurs guère par leur performance de chanteurs. Quand, au début du XXe, la personnalité chantante de l’interprète prend corps à travers le développement de la chanson en tant que spectacle, c’est une nouvelle conception de la chanson qui se met en place. Cafés concerts et music-hallsl’ont longtemps privilégié, se souciant peu des autres acteurs. Cette polarisation sur la personnalité des interprètes et sur leurs performances scéniques et vocales est d’autant plus accentuée que dorénavant, l’objet chanson circule sur support enregistré, et que sa dimension sonore ainsi restituée, elle devient partie intégrante de la performance.

L’arrivée en 1937, dans le paysage de la chanson française, de Charles Trenet87, apporte une nouvelle considération à la chanson d’auteur. En effet, son succès confirme une deuxième tendance conceptuelle de la chanson : celle des Auteurs Compositeurs Interprètes (ACI), dont il est lui-même. Ce statut d’ACI, qui désigne ces artistes qui écrivent les textes et les musiques des chansons qu’ils chantent eux-mêmes, trouvera dans certains courants de la chanson, notamment avec la chanson « rive gauche »88 des années cinquante, un label de qualité. Robine l’observe en ces termes :

‘« Dès lors, un phénomène de mode suffisamment durable pour subsister aujourd’hui encore dans le subconscient de n’importe quel amateur de chanson fera peser une sorte de jugement de valeur sur ces deux manières d’aborder le "9e art", et conférera – on se demande bien pourquoi – un surcroît de prestige au statut d’ACI. Comme si, désormais, le fait d’écrire soi-même ses paroles et sa musique était automatiquement synonyme d’une plus-value de talent. »89

En effet, toute une tendance de cette chanson dite « intellectuelle », valorise les créations des ACI comme de véritables démarches artistiques, en opposition aux seuls interprètes qui finalement, ne font que chanter ce que d’autres ont créé pour eux. Ceci dit, les termes choisis par Robine pour décrire ce phénomène, qu’il dit « de mode », nous semblent peu appropriés. Au regard de l’histoire, il semblerait plutôt que la chanson trouve dans ce statut des ACI une opportunité supplémentaire de rendre encore et toujours opérante cette dichotomie vivace en matière de chansons, entre bonne et mauvaise chanson, classant dans la chanson de qualité les chansons qui s’apparentent davantage à une création authentiquement littéraire. On peut d’ailleurs noter que, bien que le terme d’auteur désigne effectivement la personne responsable de la production du message linguistique de la chanson, il tend à garder aujourd’hui cette connotation littéraire et répond finalement à un usage spécialisé : il tient lieu de terme marqué, désignant un auteur apprécié pour la qualité poétique ou littéraire de ses textes, le terme neutre correspondant étant « parolier ».

Par ailleurs, cette dévalorisation artistique du seul interprète trouve dans les années soixante et suivantes quelques raisons de perdurer. En effet, le développement de l’industrie du disque, et le pouvoir de plus en plus démesuré des médias sur le monde de la chanson, change le statut des interprètes qui, de chanteurs de scène qui se doivent de construire leur notoriété à la force de leur talent, deviennent trop souvent, les simples exécutants d’un produit marketing concocté par les majors de l’industrie du disque. La vague yéyé des années soixante constitue un exemple historique de ce phénomène, où d’innombrables « vedettes » voient le jour le temps d’un ou deux 45 tours lancés sur le marché, révélant ainsi, aux yeux de certains, que succès ne rime pas forcément avec talent. Cet exemple historique ne constitue que l’ancêtre d’une pratique aujourd’hui entérinée, qui consiste à créer de toute pièce des stars d’un mois ou d’un an, au gré d’une émission de téléréalité, ou d’une comédie musicale qui a tout d’une opération de marketing.

Cependant, la valorisation des ACI au détriment des interprètes n’est pas partagée par tous. Citons notamment Pascal Sevran dans son Dictionnaire de la chanson française, qui  voit dans cette démarche un appauvrissement de la chanson, et y reconnaît même le moyen pour certains artistes de s’acheter à bon compte un label de qualité auquel ils ne peuvent prétendre :

‘« Ils sont aujourd’hui les chefs de file d’une école qui tend à se développer dangereusement. Je veux dire celle des auteurs-compositeurs-interprètes. Cette maladie fait courir un risque grave à la chanson française. Elle conduit immanquablement à la disparition des interprètes qui entraînera du même coup celle des paroliers et des compositeurs. Les rimailleurs de patronage qui prétendent se suffire à eux-mêmes devraient montrer davantage d’humilité devant ces trois exceptions que sont Charles Trenet, Georges Brassens, Jacques Brel. Il n’y a pas d’autres exemples aussi parfaits. »90

Il fustige par ailleurs l’industrie du disque et des hit-parades, avec laquelle, selon lui, la chanson se fourvoie dans des productions qui n’ont plus rien d’artistiques, et où il suffit aux « artistes » de « s’enfermer deux nuits dans un studio d’enregistrement entouré d’une équipe de techniciens pour connaître la gloire »91. Sevran regrette ainsi le temps où les chanteurs devaient se confronter au public, et où seul leur talent d’interprète sur scène les menait au succès discographique. Outre la verve des propos, leur intérêt ici est de dessiner en creux les deux tendances conceptuelles de la chanson, qu’on retrouve par ailleurs dans d’autres discours, et à travers lesquelles sont valorisées ou non les chansons elles-mêmes : une tendance selon laquelle l’art chansonnier doit s’appréhender dans une maîtrise globale de ses trois composantes, textuelles, musicales et interprétatives, et pour laquelle la notion d’auteur se pose comme étendard ; une deuxième tendance où la chanson s’appréhende en tant qu’art du « bien interprété », la valeur artistique se jaugeant au regard de la qualité interprétative du chanteur, et à son talent de « personnage »92, capable d’incarner au sens propre l’univers artistique construit au travers des textes et des musiques composés pour lui. Cette tendance s’apparente davantage à la chanson dite « de variété » Cependant, même si les propos de Sevran peuvent être d’une réelle pertinence quant à l’évolution de la notion d’interprète de chanson, ils ne prennent pas en compte le fait que la composition des chansons a elle-même fortement évoluée en cette fin de XXe siècle. En effet, aujourd’hui, on constate que la maîtrise des techniques de génération et de traitement du son fait partie intégrante de la facture d’une chanson, et qu’une chanson ne se fait plus sans ces moyens techniques de plus en plus complexes et diversifiés : enregistrement, mixage, effets divers, traitements de la voix, etc. modifient les conditions même d’exécution d’une chanson. De ce fait, une interprétation, sur scène comme sur disque, est aujourd’hui la plupart du temps le résultat d’un travail technique considérable. Ce que déplore finalement Sevran relève d’une conception quelque peu archaïque de la chanson. Aujourd’hui, avec la multiplication des intervenants dans la composition des chansons enregistrées (ingénieurs du son, arrangeurs, etc.), qui se double de la participation de nombreux acteurs périphériques, producteurs et autres agents « marketing », une chanson ne peut s’appréhender autrement que comme un travail d’équipe, tel qu’il est décrit par Hennion :

‘« […] au créateur personnalisé concevant des œuvres que d’autres ensuite vont jouer, diffuser, défendre et critiquer, s’est substitué le créateur collectif de la chanson, équipe de professionnels qui prennent en charge simultanément tous les aspects de la production sociale d’une musique, tout en opposant entre eux des rôles autrefois superposés chez le créateur unique : personnalité artistique, savoir musical, connaissance du public, connaissance du marché, production technique et exécution musicale deviennent autant de spécialités, de métiers et de talents complémentaires, portés par des individus distincts. »93

Dans ce sens, poser aujourd’hui comme noyau central d’acteurs le trinôme auteur-compositeur-interprète, quelque soit par ailleurs l’importance donnée à l’une ou l’autre fonction, n’est pertinent que dans une appréhension à la fois mythique et théorique des chansons, leur existence réelle étant corrélée à des jeux d’acteurs autrement plus complexes. Ainsi, pour les artistes chanteurs actuels, la véritable question n’est pas d’investir l’un ou l’autre rôle proprement dit, mais de se poser comme l’entité médiatrice de la création artistique en question, entité qui assume aux yeux d’un public donné la valeur mythique mise en avant dans le choix des productions, de la seule incarnation d’un univers artistique concocté par d’autres, à l’expression personnalisée d’un univers artistique propre.

Notes
87.

« Premier disque de Charles Trenet : Je chante et Fleur bleue (78 tours Columbia DF 2270, enregistré les 10 et 14 décembre 1937) » (Robine, 2004 : 77).

88.

Le Dictionnaire de la chanson mondiale lui consacre une entrée, « chanson rive gauche » étiquetée comme « genre musical » : « Après la domination des grands du Music-hall de la Rive droite (l’Olympia, le Casino de Paris, les Folies-Bergère) et des cabarets montmartrois sur la chanson de la première moitié du siècle, voici que les poètes et les écrivains traversent le fleuve et investissent, dans le sillage de Mac Orlan et de Prévert, l’art populaire le plus immédiat, la chanson. […] La chanson "rive gauche" vit son âge d’or à la fin des années 50. […] Rive gauche devient alors synonyme d’engagement et de sérieux. » (Plougastel, 1996 : 152-153).

89.

Robine, 2004 : 80.

90.

Sevran, 1986 : 11.

91.

Ibid. : 10.

92.

Hennion, 1981 : 45.

93.

Ibid : 14.