2.1.La relation au « personnage » chanteur

L’idée que la médiatisation dont font l’objet certains artistes et leur production les dispenserait de conquérir leur public par la voie de la scène semble négliger le fait que, pour l’auditeur, assister à un concert dépasse de loin la seule dimension esthétique et artistique liée à l’écoute même des chansons. En effet, au delà de l’appréciation des objets artistiques, se joue dans le concert de chansons la relation de l’artiste à son public. Cette relation est primordiale en chanson, dans la mesure où elle est au cœur de l’adhésion du public aux objets, portés qu’ils sont par une interprétation vocale incarnée. Dans ce sens, cette relation actualise la notion de « personnage », autrement dit l’identité artistique, mythique, et commerciale du chanteur, telle qu’elle est proposée par Hennion dans son ouvrage Les professionnels du disque :

‘« Le personnage, c’est, souvent à d’infimes nuances près, sans lesquelles quelque chose sonne faux, la projection commune de la réalité du chanteur et de celle du public sur l’écran des variétés. Cliché peut-être, mais cliché social, surchargé de sens et d’actualité, qui seul provoque la reconnaissance du public, et par là le succès durable du chanteur. »99

Hennion va même plus loin dans l’importance qu’il donne à cette dimension du « personnage » chanteur. Il ajoute en effet : « Ainsi, à travers une chanson, une voix, une image, c’est bien finalement une histoire et par là un personnage qui est « vendu » au public. »100. Pour Hennion, les chansons sont en fait les médiateurs de cette relation qui lie le « personnage » chanteur à son public, relation dans laquelle sont projetées des valeurs incarnées par ce même personnage, et actualisées dans les objets, permettant ainsi à l’auditeur d’adhérer à l’univers artistique du chanteur. Il soutient que c’est ce « personnage », à travers les valeurs qu’il incarne, qui est « vendu », et non pas les objets artistiques en tant que tels. Cette position extrême recouvre une réalité incontestable du fonctionnement de certaines chansons, notamment des chansons dites de « variété ». Dans cette perspective, l’objet joue en quelque sorte le rôle de réceptacle d’un univers que l’auditeur reconnaît et consacre comme le sien. Le concert constitue alors l’événement de la rencontre entre un artiste et son public, rencontre hic et nunc, qui permet d’actualiser, le temps d’une prestation scénique, toutes les virtualités contenues dans les chansons, et de transformer en réalité tangible et instant vécu, l’ensemble des émotions, désirs, et sensations, jusque là fantasmées à travers l’écoute des chansons enregistrées.

C’est ce type de rapport entre public et artiste qui est en jeu, notamment dans les grands concerts que peuvent donner certaines stars de la chanson. Lors de leurs prestations scéniques, des artistes comme Johnny Hallyday, Céline Dion, mais aussi Alain Souchon, Francis Cabrel, Julien Clerc, ou encore Matthieu Chedid, Arthur H, et tant d’autres encore, galvanisent les foules, dans une ferveur décrite comme quasi-religieuse par les sociologues :

‘« Pour le sociologue Jean-Marie Seca, les concerts sont les enfants de la culture de masse et s’apparentent à des cérémonies religieuses, renouant avec les origines magiques de la musique. "Le concert, qui est le plus ancien des médias, est promis au plus grand avenir", prédit-il. Car "la prestation scénique donne du sens aux produits enregistrés […]. C’est le lieu et le temps d’une performance, de l’épreuve pour tout artiste digne de ce nom. Pour cela, il constitue un point d’ancrage du sentiment d’identité des professionnels de la musique." »101

En effet, une des fonctions fondamentales du concert est de permettre aux auditeurs d’exprimer leur adhésion à un projet artistique qu’ils suivent par ailleurs, via l’écoute des chansons enregistrées, tout en sanctionnant la réussite de l’artiste, en tant que véritable personnification des valeurs qu’il a élues comme siennes. Pour le chanteur, c’est également l’occasion d’affirmer son identité artistique, et de garantir l’authenticité de sa production, à l’heure où prouesses technologiques et autres artifices masquent de plus en plus sa performance individuelle.

Remarquons donc que, dans ce type de contextes, c’est-à-dire lorsque les artistes peuvent se prévaloir d’une renommée certaine, aller au concert relève pour l’auditeur d’une démarche qui dépasse de loin la seule pratique d’écoute des chansons en « live ». En général, les artistes en question n’ont plus à proprement parler à éprouver leur talent, et au delà de l’écoute des productions artistiques, ce qui est proposé à l’auditeur, c’est également, et peut-être surtout, de participer à une sorte de communion collective, dont le concert est la réalisation événementielle.

Cependant, dans ce type de manifestations, il n’est pas rare que certaines chansons subissent des modifications réservées à la scène : arrangements nouveaux, interventions plus développées des musiciens, interprétation de chansons inédites, etc. Par ailleurs, le concert intègre une dimension visuelle et spectaculaire qui fait défaut à la musique enregistrée, et, point important, permet l’établissement d’une interaction réelle entre l’artiste et son public. L’ensemble de ces éléments, prévus et orchestrés par la production artistique du chanteur, participent à la construction du concert en tant qu’événement exceptionnel, et fondent la motivation de l’auditeur : il se projette en tant que témoin d’un événement unique, en aucun cas substituable à l’écoute de la musique enregistrée.

Notes
99.

Hennion, 1981 : 49.

100.

Ibid. : 50

101.

Casier, 2003 : 27.