1. La chanson : quel objet artistique aujourd’hui ?

C’est une évidence que d’affirmer que les progrès technologiques ont profondément modifié les objets eux-mêmes, et que les chansons de ce début du XXIe siècle n’ont plus grand‑chose en commun avec les chansons du début du XXe. Rappelons pour mémoire que, déjà, l’avènement des nouveaux supports, le 78 tours, et plus tard, le microsillon, a eu comme conséquence d’imposer des contraintes de durée aux chansons105 :

‘« Les quatre minutes maximum d’une face de 78 tours amènent la disparition progressive des chansons à nombreux couplets, et le raccourcissement de la durée des danses. »106

Aujourd’hui, cette règle est érigée en loi du genre sans qu’il est besoin de rappeler son origine purement technique, ce qu’illustre bien le court commentaire de Guller dans son livre consacré au 9 ème Art : « Théoriquement, une chanson ne doit pas durer plus de trois minutes. »107 affirme-t-elle sans détour. Cette assertion ainsi posée, de même que le choix de l’adverbe employé, montre avec quelle force une contrainte initialement de nature pragmatique, s’est érigée, dans l’esprit de tous, comme une donnée structurelle du genre.

D’un point de vue artistique et esthétique donc, ces « consommables » culturels que sont les chansons d’aujourd’hui ont subi, au cours des révolutions économiques et technologiques de ce dernier siècle, des mutations fondamentales. Nous posons ici quelques évidences qu’il peut être bon de rappeler, concernant l’objet artistique chanson de ce début de XXIe siècle.

Tout d’abord, cette chanson est avant tout une chanson enregistrée sur support (cassette, disque, fichier numérique) auquel l’auditeur a accès directement, ou par l’intermédiaire d’un média (radio, télévision, Internet, téléphone…). Son mode d’existence principal n’est donc plus, depuis longtemps, fondamentalement lié à son exécution effective par un artiste dans le je/ici/maintenant de l’auditeur, ce qui sera réservé à des contextes scéniques. Authelain le précise d’emblée, dans son article consacrée à l’analyse des chansons :

‘« La chanson a cette particularité de relever de l’acousmatique : elle parvient massivement par le biais de la membrane d’un haut-parleur, que celui-ci soit relié à un lecteur de disques, de cassettes, ou à un appareil de radio fonctionnant à domicile ou dans l’habitacle d’une automobile. »108

Cette affirmation peut effectivement être tempérée si l’on considère les situations de concert109, où les conditions de réception des chansons sont plus complexes, et ne se limitent pas à une appréhension acousmatique110 des œuvres, dans la mesure où l’auditeur peut avoir accès à la source des sons produits, par le biais du spectacle visuel. Cependant, il apparaît clairement que la chanson d’aujourd’hui ne peut plus s’appréhender comme une manifestation d’une certaine tradition orale. Ces modes de diffusion, de transmission, de production, en ont fait un objet construit, fini, qui, même s’il s’éprouve dans une exécution hic et nunc lors de prestations scéniques, a comme mode d’existence premier d’être un objet enregistré, fixé sur support.

Cet état de fait a radicalement changé le rapport entre chanson exécutée et chanson enregistrée, phénomène que Hennion généralise à la musique en général :

‘« Notre espace musical est désormais balisé par les médias et l’enregistrement, la radio et bien sûr avant tout le disque. Les neuf dixièmes de notre écoute musicale passent aujourd’hui par le disque. Le concert n’est plus la source que le disque reproduirait, c’est le contraire : à la limite il n’est qu’une vérification. C’est le concert qu’on juge et apprécie à partir d’une familiarisation musicale forgée par le disque. »111

Les objets chanson étant entendus la plupart du temps d’abord sous une forme médiatisée, la chanson enregistrée devient effectivement l’étalon à partir duquel la chanson exécutée en concert sera appréhendée, voire évaluée. On mesure alors les conséquences des évolutions technologiques pour les objets eux-mêmes. En effet, depuis bien longtemps, la phono-fixation comme la nomme Chion, a largement dépassé le fantasme originel de la fidélité de reproduction d’un événement sonore. Aujourd’hui, les techniques d’enregistrements ne visent plus fondamentalement la restitution d’une exécution musicale et/ou vocale, mais participent directement et pleinement à la création des œuvres en question. Cette donnée est primordiale dans la mesure où ce qui est offert à l’auditeur, ce n’est plus la seule performance d’une reproduction fidèle d’un événement sonore – ce qui pendant longtemps a été le premier et seul objectif de la phono-fixation – mais bien une création qui, de nos jours, utilise les outils technologiques comme partie prenante de la conception artistique des œuvres, ainsi que le souligne Delalande :

‘« […] on est frappé de constater que les techniques de studio et la fixation du son sur un support ont permis la maîtrise par le créateur (ou l’équipe de création) d’une dimension de la musique qui était jusqu’à il y a quelques décennies, faute de pouvoir l’écrire, laissée à l’improvisation plus ou moins bien contrôlée du moment de l’exécution. Le travail d’élaboration du "son", au moins pour ces musiques, ne relève plus de la seule technique mais s’intègre à la conception artistique, au même titre que les hauteurs et les durées dans le cas de la musique écrite. On assiste ainsi à l’émergence d’une nouvelle dimension de la pensée musicale, relativement secondaire pendant des siècles (parce que non écrite), qui prend place maintenant parmi les préoccupations esthétiques prioritaires. »112

De ces observations, Delalande dégage et développe, dans son ouvrage Le son des musiques, le concept de « son », qui sera important pour l’étude de notre objet, et sur lequel nous aurons l’occasion de revenir. Pour l’instant, retenons deux conséquences principales, qui seront à prendre en considération dans la suite de notre travail : Étudier l’objet artistique chanson implique de s’intéresser à son mode d’existence le plus ordinaire de réception par un auditeur, c’est-à-dire à sa forme enregistrée, forme qui peut se concevoir effectivement comme la manifestation de l’œuvre type, alors que les autres modes d’existence (concerts, émissions télévisées, etc.) s’apparenteraient à des occurrences spécifiques, ce que suggère Authelain lorsqu’il précise sa démarche analytique :

‘« L’objet étudié est la chanson quand elle rejoint les auditeurs, c’est-à-dire à travers un "produit" tel qu’il se présente à l’écoute en éliminant au mieux les paramètres de caractère visuel, spatial, fusionnel, etc.»113

Par ailleurs, le disque, ou plus largement, la musique enregistrée, sous quelque support que ce soit, est devenue aujourd’hui ce par quoi l’auditeur a accès aux productions musicales. Cette remarque implique, comme le suggère Hennion, que c’est l’écoute des chansons enregistrées qui forge désormais la sensibilité des auditeurs aux sons des musiques, qui construit les goûts des publics, et qui en conséquence, modèle, entérine, innove, en matière d’esthétique musicale. Or la chanson enregistrée bénéficie de toutes les avancées technologiques en matière de traitement des sons : reproduction, amplifications, effets, etc. Dans ces conditions, Il semble donc nécessaire d’envisager, pour l’analyse de l’objet, une approche qui permette de prendre en compte cette dimension.

Notes
105.

« Il est faut de prétendre que ce sont les radios qui imposèrent, pour les chansons, le format de trois minutes. Cette durée constituait en fait le temps maximal dont on pouvait disposer sur les premiers disques. L’électricité étant encore peu fiable, pour éviter les sautes de courant les machines à graver étaient entraînées par un système de contrepoids dont la course (donc la durée correspondante) était forcément limitée par la hauteur des bâtiments abritant les studios… » (Robine, 2004 :52).

106.

Chion, 1994 : 33.

107.

Guller, 1978 : 17.

108.

Authelain, 1998 : 31.

109.

On peut y ajouter certaines manifestations (télé)visuelles qui peuvent reproduire des situations scéniques : clips, shows, etc.

110.

« La situation acousmatique (entendre sans voir) […] est censée permettre de s’intéresser au son pour lui-même, puisque cela nous dissimule la cause, et c’est ainsi que Schaeffer en parle. » (Chion, 2004 : 200).

111.

Hennion, 1998 : 18.

112.

Delalande, 2001 : 7-8.

113.

Authelain, 1998 : 31.