1. La notion de genre

La notion de genre a d’abord été traditionnellement élaborée dans le cadre d’une poétique, d’une réflexion sur la littérature. Elle a été au cœur de nombreux débats théoriques portant sur la caractérisation, la classification des œuvres littéraires, et sur leur statut. Pour autant, cette notion s’est largement étendue au-delà du domaine littéraire propre, ce que précise J‑M. Schaeffer dans l’introduction de son ouvrage Qu’est-ce qu’un genre littéraire ? Il y pose l’évidence de la distinction générique comme préalable à tout discours sur les pratiques culturelles :

‘« Les distinctions génériques sont présentes dans tous nos discours portant sur les pratiques culturelles : il nous arrive à tout moment de distinguer une sonate d’une symphonie, une chanson hard rock d’une chanson folk, une pièce de be-bop d’une pièce de free-jazz, un paysage d’une nature morte ou d’un tableau d’histoire, un tableau figuratif d’un tableau abstrait, un essai philosophique d’un sermon ou d’un traité de mathématiques, une confession d’une polémique ou d’un récit, un mot d’esprit d’une blague, une menace d’une promesse ou d’un ordre, un raisonnement d’une divagation, et ainsi de suite. »120

La réalité empirique de ces distinctions génériques n’est pas à mettre en cause. Elle est opérante autant pour l’analyste, que pour les usagers des pratiques culturelles en question, auditeurs, visiteurs d’expositions, lecteurs, locuteurs, qui pratiquent l’un ou l’autre discours. Cependant, ces distinctions sous-tendent une définition du concept de genre qu’il n’est pas toujours aisé de mettre en évidence. L’auteur exprime ailleurs, dans l’ouvrage collectif Théorie des genres, les réponses multiples que peut engendrer cette simple question, « qu’est-ce qu’un genre ? » :

‘« Toute théorie générique, apparemment, embraye sur une question définitoire, ayant à peu près la forme suivante : (1) Qu’est-ce qu’un genre ? Cette question a donné lieu aux réponses les plus diverses : le genre serait soit une norme, soit une essence idéale, soit une matrice de compétence, soit un simple terme de classification auquel ne correspondrait aucune productivité textuelle propre, etc. […] »121

Et de conclure :

‘« La question (1) n’est en effet très souvent rien d’autre qu’une forme abrégée de la question suivante : (2) Quelle est la relation qui lie le(s) texte(s) au(x) genre(s) ? »122

Cette deuxième question soulevée par J‑M Schaeffer ne trouve pas de réel écho dans la définition du genre que donnent Greimas et Courtés dans leur Dictionnaire raisonné de la théorie du langage. Pour eux, le genre :

‘« […] désigne une classe de discours, reconnaissable grâce à des critères de nature sociolectale. Ceux-ci peuvent provenir soit d’une classification implicite qui repose, dans les sociétés de tradition orale, sur une catégorisation particulière du monde, soit d’une "théorie des genres" qui, pour nombre de sociétés, se présente sous la forme d’une taxinomie explicite, de caractère non scientifique. Une telle théorie, relevant d’un relativisme culturel évident, et fondée sur des postulats idéologiques implicites, n’a rien de commun avec la typologie des discours qui cherche à se constituer à partir de la reconnaissance de leurs propriétés formelles spécifiques. […] »123

Nous pouvons remarquer que la notion de genre entraîne dans son sillage un flou terminologique qu’il est nécessaire de clarifier. Là où J‑M Schaeffer parle de « texte », Greimas parle de discours. Schaeffer utilise sans aucun doute le terme de « texte » dans son acception ordinaire de production langagière, mais nous lui préférerons, dans le cas présent, le terme plus restrictif de discours, tel qu’il est posé par Adam :

‘« Un énoncé – "texte" au sens d’objet matériel oral ou écrit, d’objet empirique –, observable et descriptible, n’est pas le texte, objet abstrait construit par définition et qui doit être pensé dans le cadre d’une théorie (explicative) de sa structure compositionnelle. Cette définition du TEXTE comme objet abstrait, opposé au DISCOURS, est assez unanimement admise aujourd’hui. Ainsi C. Fuchs, à la suite de D. Slakta, définit le discours en ces termes : "objet concret, produit dans une situation déterminée sous l’effet d’un réseau complexe de déterminations extralinguistiques (sociales, idéologiques)" »124

Notons donc dans un premier temps que, dans la tradition littéraire, lorsque l’on parle de genre, on parle effectivement de genre de discours, le discours étant à considérer comme l’objet textuel empirique, dont l’existence concrète est avant tout subordonnée à des considérations non linguistiques, et corrélée à des pratiques sociales.

Selon Greimas et Courtès, un genre est donc l’équivalent d’une classe de discours, les critères fondant cette classe étant de nature « sociolectale », c’est-à-dire de nature à rendre compte, dans les représentations discursives, des différentes organisations des activités dans une société donnée. Dire alors d’un discours qu’il appartient à un genre, c’est lui reconnaître des propriétés communes avec d’autres discours, qui vont relever des mêmes contraintes d’existence dans une société donnée. La lecture de Maingueneau permet de compléter cette définition assez générale et obscure du Dictionnaire raisonné. Pour Maingueneau, les genres de discours sont l’équivalent de « dispositifs de communication » et « ne peuvent apparaître que si certaines conditions socio-historiques sont réunies. »125. Et il ajoute :

‘« Les typologies de genres de discours contrastent donc avec les typologies communicationnelles par leur caractère historiquement variable. Dans toute société et à toute époque, on trouve des catégories comme "didactique", "ludique", "prescriptif" …alors que le talk-show ou l’éditorial n’ont rien d’éternel. On pourrait ainsi caractériser une société par les genres de discours qu’elle rend possibles et qui la rendent possible. […] : les genres de discours relèvent de divers types de discours, associés à de vastes secteurs d’activité sociale. »126

Maingueneau rejoint les auteurs du Dictionnaire raisonné, quant à la dimension sociale qu’il accorde à la notion de genre. Par ailleurs, on retrouve, dans sa définition, la distinction genre vs type, que Greimas et Courtès suggèrent lorsqu’ils précisent qu’une théorie des genres « n’a rien de commun avec une typologie des discours ». Cette distinction entre genre et type de discours semble communément admise par nombre d’auteurs, et est synthétisée de la façon suivante par Kerbrat-Orecchioni et Traverso :

‘« Il existe deux sortes de genres, que l’on appellera faute de mieux G1 et G2 : G1 : catégorie des textes plus ou moins institutionnalisés dans une société donnée. Certains préconisent de réserver le mot "genre" à cette sorte d’objets (en référence à la tradition des "genres littéraires") ; G2 : "types" plus abstraits de discours caractérisés par certains traits de nature rhétorico-pragmatique, ou relevant de leur organisation discursive. Ainsi, un guide touristique serait-il un "genre" constitué de différents "types", les genres typologiquement purs étant en tout état de cause rares, voire inexistants. »127

Il semblerait que Greimas et Courtès, ainsi que Maingueneau, réservent le terme de « genre » à la catégorie G1 telle que définie ci-dessus. Un genre serait une catégorisation des discours produits dans une société donnée, et institutionnalisée par elle à travers des contraintes extra-linguistiques. L’approche de Maingueneau, qui mentionne le genre comme un « dispositif de communication », est clairement orientée vers les théories de la communication, et de fait concerne moins les discours esthétiques.

L’approche de Rastier est intéressante : elle synthétise en quelque sorte ces différentes acceptions de la notion de genre. Il distingue trois conceptions du genre : la classe, le type, et la lignée.128 La conception classificatoire nécessite de recenser des critères susceptibles de fonder la classe. Cette démarche rencontre les problèmes inhérents à toute démarche taxinomique, à savoir la variabilité et la multiplicité des critères susceptibles d’être pris en compte, ainsi que la difficulté à les hiérarchiser entre eux. La conception typologique engendre la question du rapport entre type et occurrence : « Or, les types de textes sont des modèles hypothétiques, et leurs occurrences font sens tout autant parce qu’elles instancient le type que parce qu’elles s’en écartent. ». Enfin, la troisième conception, la lignée, « considère le texte comme une "génération" dans une lignée de réécritures. ». Il précise que ce que l’on nomme alors sous-genre correspondrait à une lignée génétique spécifique à l’intérieur même d’un genre.

Pour résumer, il semble que la notion de genre, tout en ayant une efficacité pragmatique quant à la pratique même des discours et à leur circulation dans une société, garde d’un point de vue théorique, un certain flou définitionnel. Dans son usage courant, elle peut désigner tout à la fois : a) un ensemble de prescriptions normatives, extra-lingusitiques, qui rendent compte de l’usage desdits discours dans les sociétés ; b) un ensemble de critères relevant de la composition proprement discursive des textes en question, critères aptes à définir des types de discours ; c) un ensemble d’occurrences regroupées parce que relevant d’un même type de discours, et présentant des caractéristiques communes quant à leur génération, cette conception du genre fondant la lignée.

Cette courte investigation n’ayant pas pour objectif de valider l’une ou l’autre des théories concernant la notion de genre, nous ne pousserons pas plus loin l’examen des positions des auteurs. Cependant, elle peut permettre, en tant qu’outil, d’aborder le fonctionnement taxinomique des objets musicaux, et d’apporter quelques éclaircissements quant au statut de la chanson parmi ces objets.

Notes
120.

Schaeffer J‑M, 1989 : 8.

121.

Schaeffer J‑M, 1986 : 179.

122.

Ibid. : 180.

123.

Greimas et Courtés, 1993 : 164.

124.

Adam, 1997 : 15-16.

125.

Maingueneau, 1998 : 47.

126.

Ibid.

127.

Kerbrat-Orecchioni et Traverso, 2004 : 41-42.

128.

Rastier, 2001 : 252.