La fonction première du classement des objets musicaux dans un distributeur comme la Fnac est de proposer aux acheteurs potentiels une lisibilité de l’ensemble des objets disponibles. Ce classement doit donc avant tout répondre à des repères opérants pour le consommateur. Par ailleurs, ce classement est également le reflet de ce que propose le marché du disque, ainsi que, par ricochet, celui de la demande d’un public, puisque nous nous situons ici dans une démarche de marketing, basée sur l’offre et la demande.
Le recensement de cette taxinomie129 laisse apparaître les catégories suivantes : Variété française / Pop, Rock / Classique / Lyrique / Jazz, Blues / Soul Funk Rap / Musiques du monde / Electro / Hard, Metal / Musique de films / Enfants. Nous pouvons observer que le classement proposé utilise plusieurs types de critères : par exemple, en fonction de la cible ou en fonction de la destination de la production musicale. Nous nous focaliserons sur la catégorisation par « genres musicaux », qui fonde quantitativement l’essentiel des catégories, et qui fait intervenir des caractéristiques internes à l’objet. Dans quelle mesure un tel classement fournit-il une lisibilité des objets musicaux ? Quel procédé interprétatif ce classement implique-t-il de la part de l’acheteur/destinataire ?
La problématique des genres, telle que nous l’avons rapidement exposée, laisse entrevoir quelques difficultés à statuer d’emblée sur la pertinence d’un tel classement, selon que l’on adopte l’une ou l’autre des définitions proposées. Nous retiendrons ici, pour éclairer le fonctionnement de cette typologie par genre, la définition qu’en propose Rastier dans son article « Éléments de théorie des genres » :
‘« Un genre se définit en effet par (1) la cohésion d’un faisceau de critères, tant au plan du signifié qu’à celui du signifiant, et par (2) son incidence sur la textualité, sur ces deux plans également » 130.’Cette définition peut correspondre à deux niveaux d’interprétation de l’existence des genres. Le point (1) relève d’une définition paradigmatique de la notion de genre, la lecture interprétative des objets permettant de reconstituer ce faisceau de critères et de reconnaître une appartenance à tel ou tel genre. Le point (2) relève d’une définition syntagmatique de cette même notion, l’identification d’un genre conditionnant l’interprétation de l’objet lors de sa lecture.
Proposer un classement par genres implique donc qu’il existe un savoir partagé entre le distributeur et le public, qui s’accordent, par son intermédiaire, à admettre l’existence de ces « genres » que sont le rap, la pop, le rock, etc. Or, les critères pour les définir sont plutôt flous, tant au plan du signifié que du signifiant, et dans tous les cas assez hétérogènes. Des spécialistes131 ont tenté de les définir. La démarche consiste alors à lister un certain nombre d’observations, relevant de domaines divers :
a) la dimension vocale : le traitement et la place de la parole chantée par rapport à l’ensemble de l’instrumentation, ou encore le type d’interprétation privilégié au niveau de l’utilisation de la voix (par exemple, voix traînante et presque monocorde pour le blues).
b) la dimension rythmique : une spécification de la rythmique (tempo, mesure utilisée) avec parfois des indications très précises, notamment concernant les genres musicaux les plus « électroniques » (on trouvera des précisions concernant les BPMs – Beats Per Minute : nombre de battements qu’on peut compter en 60 secondes. Cf. la house : 130 BPM).
b) la dimension « orchestrale » : les instruments bannis, les instruments privilégiés (par exemple harpe, cornemuse, flûte pour les chansons d’inspiration celtique).
L’ensemble de ces observations constitue effectivement un faisceau de critères susceptible de fonder un genre au sens de Rastier, les critères socio-historiques et thématiques concernant le plan du signifié, et les critères relevant plus spécifiquement du musical concernant le plan du signifiant.
La tâche reste cependant ardue tant l’objet musical est mouvant et peut concrétiser simultanément des caractéristiques de l’un ou l’autre genre. Pour autant, à l’évidence, cette catégorisation par genre musical est opérante pour les deux principaux acteurs concernés ici, l’auditeur/client et l’auditeur/distributeur : l’auditeur/client a une représentation du genre musical, qui lui permet de chercher un artiste dans telle catégorie plutôt que dans telle autre ; l’auditeur/distributeur a une représentation du genre musical, qui lui permet de classer tel artiste dans telle catégorie plutôt que dans telle autre. Le système marchand étant fonctionnel, on peut supposer que ces deux représentations se rejoignent le plus souvent. Cette constatation implique la conclusion suivante : quelle que soit la pertinence des critères permettant de reconnaître un genre musical, la reconnaissance des objets musicaux, tout du moins en ce qui concerne leur diffusion et leur vente, se fonde sur un savoir empirique commun aux deux parties, construit sur un ensemble de pratiques du domaine musical. L’acception de la notion de genre ici à l’œuvre recoupe assez efficacement le genre en tant que type de discours socialement institutionnalisé, et le genre en tant que type de discours répondant à un ensemble de règles rhétorico-pragmatiques.
Dans cette taxinomie proposée par la Fnac, la chanson joue un rôle particulier. L’ambiguïté de sa définition en tant qu’objet musical permet en effet de mettre en évidence un fonctionnement singulier de cette taxinomie.
Le problème posé par la chanson, c’est qu’elle ne semble pas constituer un « genre musical », au même titre que le rock, le rap, etc., et l’on peut trouver des chansons dans toutes les catégories proposées par le distributeur.Néanmoins, la chanson a tout de même une place spécifique dans cette taxinomie, et cette place est complexe. En effet, la seule catégorie identifiable a priori comme regroupant des « chansons » est la catégorie « variétés françaises », pour la seule raison que, dans un tel contexte, le terme « variétés » désigne en français ce type de production. Cette catégorie questionne pourtant le fonctionnement global de la taxinomie, et ce pour plusieurs raisons :
Ces remarques mènent aux réflexions suivantes :
Ces quelques remarques concernant la taxinomie des objets musicaux chez un distributeur tel que la Fnac permettent de tirer les conclusions suivantes :
a) l’existence d’une catégorie « variétés françaises » révèle un fonctionnement de la taxinomie basé avant tout sur une organisation marketing du domaine. Le fait que cette catégorie existe témoigne d’une « faveur » accordée à une certaine production française, ce qui en soi n’est pas étonnant puisque nous sommes dans un contexte français, et que cette catégorie répond donc à la demande d’un public. L’existence possible d’une catégorie « variétés italiennes » relève du même phénomène. Le public français étant demandeur de ce type de production, il devient donc pertinent pour le vendeur de lui offrir une lisibilité commerciale.
b) le cas de la variété anglo-saxonne, dispersée quant à elle dans la catégorie pop/rock, est révélateur d’un dysfonctionnement de cette catégorie, ou, tout du moins, d’un recoupement de critères qui aboutit à une superposition de deux discours : un discours se fondant sur les caractéristiques sémiotiques de l’objet, et permettant d’y classer des chansons pop ou rock ; un autre discours se fondant sur une acception entérinée commercialement selon laquelle la pop et le rock désignent des productions anglo-saxonnes qui ne sont pas identifiables à un genre particulier. On retrouve ici des caractéristiques communes avec la catégorie « variétés françaises », mettant en avant l’ambiguïté du terme « variétés », qui désignerait à la fois un type de diffusion de l’objet, et un genre musical. Ce terme serait alors à interpréter comme l’actualisation lexicale de ce discours à deux voix, corrélant des considérations à la fois internes et externes à l’objet.
En conclusion, cette taxinomie révèle donc une croisée des discours, où les exigences marketing prennent le pas sur une véritable reconnaissance de l’objet dans ses caractéristiques musicales ou esthétiques. Elle semble se construire à partir de trois principes fondamentaux. Lorsque les objets répondent bien aux critères définitoires des genres musicaux (du rap pur et dur, de la musique électronique, etc.), ils intégreront une catégorie établie pour eux, vendeurs et acheteurs en ayant une même représentation encyclopédique. Lorsque les objets ne répondent pas clairement aux critères définitoires des genres musicaux, le jeu de l’offre et de la demande crée l’inventaire des objets musicaux possibles, et une fois ces objets présents dans les étalages, ils seront classés. Si la demande est assez conséquente, elle suscite la distribution d’objets plus nombreux qui pourront alors bénéficier d’une catégorisation spécifique. C’est le cas pour la variété italienne. Si la demande est trop faible, et donc la distribution peu développée, le même type d’objets, émanant d’artistes étrangers, sera classé dans d’autres catégories, même si l’objet ne répond pas véritablement aux critères la fondant. On aboutit alors ici à une dispersion sémiotique. Enfin, lorsque la production est anglo-saxonne, et peu marquée par son appartenance à un genre, elle sera classée en pop/rock, qui devient dans les faits la catégorie intégrant quantitativement le plus de productions, et révélant ainsi une homogénéisation de ces productions sur deux plans : sur le plan de la langue utilisée, la grande majorité des productions étant de langue anglaise ; sur le plan du genre musical : le fonctionnement de cette catégorie distend les frontières des genres pop et rock, qui finalement, dans leur réalité commerciale, désignent tout à la fois des productions pop/rock originelles, et la masse des productions anglo-saxonnes, que l’on peut nommer rapidement ici les « variétés internationales », qui n’ont finalement d’internationale que leur diffusion.
Site Internet de la Fnac : http://www.fnac.com , onglet «musique ».
Rastier, 2001b.
Voir bibliographie, Kaufmann et Bertaud, 2001.