2.2.Taxinomie des objets musicaux du dictionnaire : La chanson mondiale depuis 1945 132

La démarche des auteurs du dictionnaire de La chanson mondiale depuis 1945 ne s’identifie pas à celle d’un distributeur comme la Fnac. L’objectif d’un tel ouvrage, à vocation encyclopédique, est de fournir à ses lecteurs le maximum d’informations concernant un domaine a priori très large : la chanson mondiale. Cependant, le mode de fonctionnement des entrées de ce dictionnaire n’est pas sans enseignement pour ce qui nous concerne ici. Voici la démarche des auteurs telle que décrite dans l’introduction :

‘« La majorité des entrées sont consacrées aux artistes (individus ou groupes), qu’ils soient nés avant ou après la Seconde Guerre mondiale, le seul critère étant que leur carrière se soit déroulée en tout ou partie après 1945. La plupart de ces artistes sont des chanteurs, mais plusieurs grands compositeurs, arrangeurs ou paroliers ont eu droit à une notice, car ils participent en plein à la création de la chanson. Les autres entrées sont consacrées à des thèmes généraux de la chanson : genres musicaux (opérette, rumba, folk, chanson engagée, etc.), régions, pays ou villes particulièrement féconds en matière musicale (Afrique occidentale, Jamaïque, Nashville, etc.), articles transversaux (sur les rapports de la chanson et du cinéma, de la chanson et de la poésie) ou données techniques (instruments de musique, publications, maisons de disques, etc.). »’

Cette démarche ne s’assimile pas à une démarche taxinomique en tant que telle. Le domaine « chanson » est appréhendé avant tout par le biais de ses acteurs principaux, les artistes. Cependant, chaque fiche d’artiste est accompagnée d’une mention spécifique concernant le genre musical auquel se rattache sa production. Citons quelques exemples :

  • Cohen Leonard – Canada – Folk
  • McCartney Paul – Grande Bretagne – Rock/pop
  • Armstrong Louis – Jazz / variété internationale
  • Oryema Geoffrey – Ouganda – World music
  • N’Dour Youssou – Sénégal – World music/.mbalax

Par ailleurs, les genres musicaux ainsi cités (ici en italiques) bénéficient d’une entrée et d’une notice explicative. Par ce biais, les auteurs appliquent le même type de classement que le distributeur : ils proposent une identification des productions artistiques par le biais de leur rattachement à un genre musical. Cependant, en observant plus avant certaines notices, nous relevons quelques « anomalies » qui, à notre sens, participent du questionnement de la chanson en termes génériques :

  • concernant la chanson émanant d’artistes non francophones : le terme « variétés internationales », utilisé comme catégorisation générique pour certains artistes (Louis Arsmtrong, Nana Mouskouri, Liza Minelli, Ute Lemper, entre autres) ne bénéficie pas d’une notice explicative. Autrement dit, les auteurs posent cette appellation comme un genre musical, mais n’en fournissent pas de description.
  • concernant la chanson émanant d’artistes francophones : certaines productions sont effectivement rattachées à un genre musical, par exemple Eddy Mitchell / rock, MC Solar / rap, Massilia Soud System / ragamuffin, Fabulous Trobadors / rock, etc. Mais ce n’est pas le cas dominant. En effet, la très grande majorité des notices relatives aux artistes francophones sont qualifiées d’un point de vue générique de la seule mention « chanson francophone ». On a ainsi :
    • A. Dominique – France – chanson francophone 
    • L’affaire Luis Trio – France – rock / chanson francophone
    • Brel Jacques – Belgique – chanson francophone
    • Thibault Fabienne – Canada/Québec – chanson francophone
    • Prucnal Anna – Pologne/France – chanson francophone
    • Nougaro Claude – France – chanson francophone
    • Couture Charlélie – France – chanson francophone / rock
    • Etc.

Or cette mention « chanson francophone » ne bénéficie pas, elle non plus, d’une notice explicative, alors qu’elle est clairement posée comme une distinction générique, puisqu’elle occupe le même paradigme que les autres mentions rock, rap, blues, etc.

Par ailleurs, une entrée est consacrée à la « chanson réaliste », et une autre à la « chanson rive gauche », toutes deux accompagnées de la mention explicite « genre musical ». Ces deux entrées consacrent un petit historique à ces appellations, qui désignent effectivement deux courants identifiés dans l’histoire de la chanson d’expression française : mention des artistes concernés, indications de type thématique, social et historique. Malgré le fait que l’étiquette « genre musical » semble un peu abusive, les informations données concernant ces genres ne prenant que très peu en compte la composante musicale des objets, l’on peut néanmoins comprendre ce raccourci des auteurs par le besoin de rendre compte de deux courants qui ont joué un rôle important dans la chanson française. Ces courants sont historiquement datés, et même si le dictionnaire reconnaît une filiation chez certains artistes récents dont la production relèverait de ces « genres », les notices des artistes en question n’indiquent que très rarement cette filiation dans la mention générique choisie. L’on peut comprendre ce choix, dans la mesure où les désignations sont sans aucun doute considérées comme obsolètes, ne correspondant plus aux mêmes réalités sociales, historiques et musicales. Les auteurs s’en accommodent, et adaptent l’information. On trouve ainsi, par exemple, pour la notice du groupe La Tordue, qui est censé s’inscrire dans la filiation « chanson réaliste » : La Tordue – France – chanson francophone / java-rock / chanson néoréaliste. Ces deux entrées « chanson réaliste » et « chanson rive gauche » peuvent alors être considérées comme une simple volonté des auteurs de fournir au lecteur des données historiques jugées nécessaires pour la compréhension de la chanson française, mais néanmoins inopérantes pour la catégorisation des productions de ces cinquante dernières années.

Enfin, une troisième entrée est consacrée à la « chanson engagée », cette fois sans spécifier qu’il s’agirait d’un genre musical, mais avec la mention suivante : « chanson francophone ». Le souci semble identique : apporter aux lecteurs une information concernant une appellation reconnue pour qualifier certaines productions françaises. Cependant, la problématique de la chanson engagée étant clairement orientée vers une interprétation des textes, les auteurs ont choisi de l’exempter de la mention « genre musical ». La mention ici utilisée « chanson francophone » semble servir uniquement à circonscrire une aire géographique.

L’ensemble de ces observations témoigne d’un certain flou quant au fonctionnement des paradigmes utilisés pour identifier les productions des artistes, et suscite certaines réflexions pour le sujet nous concernant. Nous laissons de côté la problématique concernant les « variétés internationales » dans la mesure où notre champ d’investigation se limite à la chanson d’expression française133. Concernant cette dernière : tant que les productions sont identifiables à un genre musical spécifique, l’organisation paradigmatique fonctionne, et le lecteur peut trouver, dans les notices consacrées aux différents genres musicaux, des informations fonctionnelles pour comprendre de quel type d’objet musical il s’agit. En revanche, dès lors qu’un genre musical n’est pas prégnant dans la production d’un artiste francophone, le lecteur se trouve confronté à ce vide informationnel : l’artiste en question fait de la « chanson francophone », c’est-à-dire produit ce type de discours, « chanson », dont on ne saurait dire autre chose que ce que les auteurs annoncent en introduction de leur ouvrage : « brièveté des morceaux, en général trois minutes ; alternance mélodie/refrain […] ; concision du texte chanté… », avec la seule mention supplémentaire, « de langue française ».

Notes
132.

Plougastel, 1996.

133.

De fait, il semble évident que pour les auteurs du dictionnaire, les variétés internationales recoupent ces mêmes objets que le distributeur classe en pop/rock, à savoir des chansons à majorité de langue anglaise, et qui ne relèvent pas d’un genre musical spécifique. Le distributeur les classe plutôt dans la catégorie pop/rock, dans la mesure où il n’est pas dans une démarche d’explicitation des genres musicaux, alors que le dictionnaire classe respectivement en pop et en rock les productions qu’il identifie comme relevant strictement de l’un ou l’autre genre, et construit cette catégorie « variétés internationales » pour « le reste », catégorie non explicitée par ailleurs.