3. Conclusions

Ces observations concernant d’une part la notion de genre, d’autre part la taxinomie des objets musicaux, peuvent permettre de soulever les ambiguïtés que le terme « chanson » renferme, du point de vue générique de son acception. Nous faisons l’hypothèse que sous ce même terme sont réunies trois conceptions génériques de l’objet : a) une conception où la chanson désignerait en fait un type abstrait de discours, que quelques critères, de nature rhétorico-pragmatique, mais aussi structurelle, suffiraient à baliser. Cette conception correspondrait à la conception typologique telle que présentée par Rastier ; b) une conception où la chanson désignerait une catégorie de discours, institutionnalisée et identifiée comme correspondant à une pratique culturelle spécifique dans une société, voire une communauté donnée. Cette conception correspondrait à la conception de « classe » de Rastier, et répondrait à la répartition des chansons dans d’autres genres : chansons pop, soul, funky, etc.; c) enfin une conception de type « lignée », qui permettrait de regrouper entre elles des chansons générées à partir de « modèles » : chansons à boire, chansons festives, chansons engagées, chansons pour enfants, etc.

Dans cette perspective, la démarche des auteurs du dictionnairede La chanson mondiale peut se comprendre de la façon suivante : les critères mis en avant pour délimiter le domaine « chanson mondiale » – critères juste mentionnés, et avant tout formels : durée des morceaux, alternance couplet/refrain, texte concis et chanté par une voix – délimitent en fait un type de discours, dans l’ensemble plus vaste constitué par les objets musicaux en général. Le « genre » chanson serait à prendre alors au sens a). La démarche est minimaliste, mais néanmoins suffisante pour fonder pragmatiquement la catégorie, si l’on considère le type de discours ainsi posé comme une abstraction, une « essence idéale » de l’objet chanson, selon les mots de J-M. Schaeffer. Cette abstraction peut correspondre à ce que Mainguenneau134 nomme un « macro-acte de langage », et en tant que tel, convoque immédiatement et implicitement, notre compétence générique des discours, via le savoir encyclopédique partagé dans nos sociétés en matière d’objets musicaux. C’est pourquoi il n’apparaît pas nécessaire pour les auteurs d’aller plus avant dans la description des critères fondant le type. C’est également la raison pour laquelle ce même « genre » chanson est celui que les distributeurs d’objets musicaux n’ont pas besoin de rendre lisible : fonctionnant implicitement comme hyper-catégorie transversale, cette acception du « genre » chanson s’avère de fait inopérante pour une reconnaissance plus pointue des objets musicaux.

Par ailleurs, pour rendre compte de la diversité du domaine, les auteurs du dictionnairefont appel à des considérations génériques relevant des genres musicaux, genres institutionnalisés dans ce domaine plus vaste qu’est la musique, par des pratiques culturelles, sociales, ethnologiques, musicales, et qui répondent effectivement dans leur ensemble à un regroupement de critères. Les occurrences de ce type de discours qu’est la chanson peuvent alors être identifiées selon les genres musicaux auxquelles elles se rattachent. C’est ce même procédé qui est mis en œuvre par le distributeur, ces classes lui permettant de proposer à son client une lisibilité des objets mis à sa disposition.

Ces premières observations révèlent un fonctionnement somme toute assez simple des acceptions génériques du terme « chanson » :

  • LA chanson  est délimitée en tant que type de discours spécifique à l’intérieur du domaine plus vaste des objets musicaux. Cette délimitation est nécessaire pour les auteurs du dictionnaire, dont l’ouvrage, à vocation encyclopédique, est censé fournir des informations sur les objets concernés, mais encore bien davantage, sur l’entour, au sens général qu’en donne Rastier135, de ces objets : en effet, les entrées sont avant tout consacrées aux artistes de chansons, et présentent pour la plupart des notices biographiques concernant les acteurs du domaine, chanteurs, mais aussi quelques compositeurs et paroliers. Dans ces notices sont citées les œuvres des uns et des autres, mais peu d’informations sont données sur les chansons elles-mêmes, en tant qu’objet musical : les informations concernant les objets restent assez générales et se limitent à des recoupements d’influence par rapport aux courants musicaux dans lesquels s’inscrit la production. Pour le distributeur, cette délimitation du domaine chanson n’a pas de pertinence, dans la mesure où elle ne fournit aucune information fonctionnelle pour la reconnaissance des productions.
  • LES chansons, en tant qu’objets musicaux, sont identifiées à travers leur rattachement à un genre musical. Les genres musicaux sont alors utilisés comme des classes dans lesquels les chansons trouvent une place selon qu’elles relèvent de tel genre ou de tel autre. On aura donc des chansons pop, des chansons soul, des chansons rap, etc. On aboutit alors à une conception générique du terme « chanson » qui correspondrait à la conception classificatoire de Rastier, où chaque groupe d’occurrences constituerait un « genre » de chanson, dans la mesure où ce genre est identifiable via sa composante musicale, et bénéficie de l’efficacité de ces distinctions génériques dans notre pratique des objets musicaux en général. Les auteurs du dictionnaire, parce qu’ils sont dans une démarche encyclopédique,consacrent des entrées à la définition de tel ou tel genre. Le distributeur quant à lui se fie au savoir encyclopédique partagé, et utilise les catégories comme empiriquement valables. Mais la démarche au final est identique et aboutit au même traitement classificatoire des chansons.
  • les appellations telles que « chanson rive gauche », « chanson réaliste », ou « chanson engagée », relèvent de la troisième conception générique de Rastier : la lignée. En effet, ces catégorisations ne sont efficaces que dans la mesure où elles décrivent un contexte historique et social, des données thématiques, et fournissent des modèles du genre, à travers la production de tel ou tel artiste, modèles à partir desquels on pourra identifier telle ou telle filiation dans la production d’autres artistes.

La problématique concernant l’acception générique du terme « chanson » se complexifie dès lors que l’on prend en considération les « incohérences » sémiotiques relevées, et dans la taxinomie proposée par le distributeur, et dans le fonctionnement des entrées du dictionnaire :

  • concernant le distributeur, l’existence de la catégorie « variétés françaises » pose question. Pourquoi le distributeur ne nomme-t-il pas cette catégorie « chansons françaises », puisque les productions recensées dans cette catégorie sont effectivement des chansons ? Nous avons noté qu’en utilisant le terme « variétés », le distributeur faisait appel à des critères d’ordre marchand, en offrant à l’utilisateur une information concernant la diffusion des objets, et en statuant ainsi sur leur succès commercial. Cependant, l’on trouve dans cette catégorie des productions qui sont, effectivement, des succès commerciaux, et qui bénéficient d’une notoriété auprès des auditeurs, mais également des productions plus confidentielles, classées là parce qu’elles ne répondent à aucune autre classe. Ainsi, l’on peut penser que le distributeur pallie le manque de lisibilité artistique de l’objet par la mise en avant d’un critère à dimension avant tout commerciale, les critères d’ordre musical étant déficients.
  • concernant le dictionnaire : là où le distributeur utilise le terme « variétés françaises », les auteurs utilisent le terme « chanson francophone ». On retrouve dans cette classe le même type d’objets, à savoir des productions dont on ne saurait statuer sur leur rattachement à un genre musical. Cependant, les auteurs du dictionnaire n’étant pas dans une démarche de lisibilité commerciale, mais dans une démarche informative du domaine, ils conservent cette appellation « chanson », tout en ne palliant pas le manque informationnel soulevé par cette catégorie. Ils opèrent en quelque sorte à un compromis, reconnaissant implicitement que ces productions ne se rattachent pas à une classe identifiable de chansons, tout en ne fournissant pas davantage d’information sur la classe « chanson francophone » ainsi créée.

L’examen de ces deux phénomènes, le fonctionnement de la taxinomie des objets musicaux chez un distributeur comme la Fnac, et le fonctionnement du dictionnaire de La chanson mondiale, nous amène à la constatation suivante : il émerge, au croisement des différentes acceptions génériques mises en évidence du terme « chanson », une classe singulière de chansons, que notre pratique des objets musicaux nous fait effectivement percevoir comme de la « chanson française ». Cependant, les acteurs rendant compte du domaine, que ce soit des auteurs d’ouvrages encyclopédiques, ou des acteurs du système marchand, n’en fournissent que très peu de lisibilité quant aux objets artistiques dont il peut s’agir. Au regard des autres classes, chanson pop, chanson reggae, etc., cette classe ne semble pas se définir autrement que par une tautologie : la chanson chanson. L’hypothèse de l’existence de cette catégorie va fonder notre démarche quant au choix de notre corpus.

Notes
134.

Maingueneau, 1998 : 50-57.

135.

« Entour : ensemble des phénomènes sémiotiques associés à un passage ou à un texte ; plus généralement, contexte non linguistique, incluant les conditions historiques » (Rastier, 2001 : 298).