1. Argumentation

En matière de chansons, les critères les plus souvent retenus pour diviser le domaine relèvent donc de trois grands ordres : des critères d’ordre historique, des critères d’ordre socio-économique, des critères d’ordre artistique :

  • Critères d’ordre historique : ces critères prennent en compte l’inscription des objets dans une époque. Ils peuvent concerner aussi bien l’histoire de la chanson que l’Histoire tout court. Ils permettent de baliser une période historique précise, délimitée le plus souvent par des événements politiques. Ils peuvent permettre également de circonscrire un ensemble d’objets selon des courants spécifiques identifiés dans l’histoire de la chanson. Enfin, Ils peuvent concerner plus directement des données technologiques, comme par exemple l’apparition du disque microsillon ou du Compact Disc.
  • Critères d’ordre socio-économique : on peut imaginer des regroupements d’objets selon les types de traitement socio-économique qu’ils subissent, le plus souvent en prenant en considération leur médiatisation (par exemple, les artistes distribués par tel label ou telle maison de disque, les chansons qui ont gagné l’Eurovision, les chansons des hit parades, les chansons choisies pour les émissions de télé-réalité, les chansons proposées dans telle émission radiophonique spécialisée, etc.).
  • Critères d’ordre artistique : ils prennent généralement en compte soit les acteurs artistiques rattachés aux productions, soit des caractérisations des objets eux-mêmes au regard de leur composante musicale ou textuelle. L’ensemble ainsi délimité peut alors correspondre à la production d’un artiste spécifique (Brel, Brassens, etc.), et/ou à un genre musical (le rap, le reggae, etc.), et/ou à l’élection d’une thématique spécifique (la chanson d’amour, la chanson contestataire, la chanson paillarde, etc.).

Bien évidemment, le plus souvent, la délimitation d’un corpus prend en compte la conjonction de plusieurs de ces critères. Le critère historique s’avère indispensable pour réduire quantitativement les objets concernés. La conjonction d’un ou de plusieurs autres critères est généralement corrélée aux objectifs poursuivis par les auteurs qui s’intéressent à la chanson.

Par conséquent, exposons en quelques points essentiels notre propre démarche de recherche, afin d’expliciter nos choix :

  • notre recherche s’intéresse à la chanson en tant qu’objet artistique spécifique, sonore et musical. Elle ne s’apparente aucunement à une recherche d’ordre historique, sociologique ou économique. Nous considérons donc l’entour des objets comme une donnée informationnelle, certes indispensable pour comprendre l’inscription de ce type de discours qu’est la chanson dans nos sociétés et nos pratiques culturelles, mais non essentielle pour la construction de notre réflexion sémiotique. Dans ces conditions, nous ne souhaitons pas élire un de ces critères comme présidant au choix de notre corpus. Nous avons donc éliminé la possibilité de choisir une période historique précise, un courant spécifique de la chanson, ou un aspect médiatique particulier des objets, dans la mesure où notre travail ne vise pas à développer des données qui ne concerneraient pas directement l’objet dans sa manifestation d’objet musical. La seule exigence que nous avons de ce point de vue, c’est que les chansons choisies appartiennent à une même « aire technologique », afin de s’assurer que leur manifestation sonore relève de savoir-faire identiques sur ce plan.
  • notre projet sémiotique, nous l’expliciterons au chapitre suivant, vise à apporter des éléments de réponses concernant les modes d’émergence du sens dans la chanson, considérée comme un objet sonore et musical, et appréhendée dans sa totalité audible. Nous devons par conséquent prendre en compte l’ensemble des éléments qui constituent sa manifestation sonore, éléments qui relèvent autant de sa composante musicale, que de sa composante verbale, considérée dans sa dimension vocale. Nous ne présupposons donc pas de hiérarchisation entre ces composantes, et ne souhaitons pas favoriser a priori l’une ou l’autre, afin de rester au plus près de la matérialité manifestée de l’objet, en tant qu’elle est perçue par l’auditeur comme un tout sonore. C’est la raison pour laquelle nous avons souhaité neutraliser le plus possible d’une part, a) l’inscription des objets dans tel ou tel genre musical, d’autre part b) la prédilection d’une thématique spécifique :

a) en évitant de choisir des chansons identifiées comme relevant d’un genre musical spécifique, nous espérons nous affranchir d’une surdétermination des objets du point de vue de leur composante musicale. En effet, des chansons musicalement marquées par leur rattachement à un genre de musique, par exemple rap, jazzy, rock, reggae, soul, développent dans leur composante musicale des archétypes sonores du genre (tel type de rythme, tel traitement de la voix, tel instrument privilégié, etc.) et font entrer dans la construction de leur sens tout un paradigme générique susceptible de surdéterminer l’interprétation d’un auditeur, et également de renforcer l’importance des données externes à l’objet pour son interprétation. Nous pensons donc qu’une des façons de ne pas être influencée dans nos analyses par des considérations de cet ordre, c’est-à-dire par la prédominance d’une composante musicale de « genre », ou par une interprétation socio-musicale de l’objet, c’est d’éliminer ce type d’objets de notre corpus.

b) en nous privant d’opter pour une thématique particulière, nous pensons nous prémunir de la tentation, en tant qu’analyste, d’être dans une attente prédéterminée des contenus, attente qui pourrait peser sur nos observations. Il nous semble en effet qu’élire une thématique peut faire prendre le risque de corréler nos résultats à des considérations d’ordre sémio-linguistique, et de focaliser notre attention sur des contenus sémantiques spécifiques. Or notre objectif premier n’est pas de cette nature, dès lors que nous envisageons de travailler sur la totalité audible, et non sur l’élaboration des contenus de la dimension verbale.

Nous cherchons également à neutraliser au mieux notre subjectivité d’auditrice de chansons, afin d’être le moins impliquée possible, en tant qu’individualité, dans la perception de notre corpus lors des analyses. La chanson étant ce qu’elle est, c’est-à-dire un objet quotidien, fortement ancré dans les histoires personnelles de chacun, et très facilement chargée d’affects de toute sorte, nous avons souhaité aboutir à un corpus en quelque sorte « non choisi », c’est-à-dire dont le choix ne serait aucunement conditionné par nos goûts en la matière, que ce soit via une sensibilité particulière pour un genre musical, ou via une affinité esthétique avec la production de tel ou tel artiste. Sans annuler notre subjectivité d’analyste, cette démarche nous permet de la limiter en amont, au moins quant au choix effectif des objets.

Ces trois points nous ont permis d’écarter de nombreux choix possibles, et de formaliser nos exigences de la façon suivante :

1. Le corpus doit être en quelque sorte déjà constitué, de manière à annuler la dimension subjective du choix des chansons.

2. Le corpus doit trouver sa légitimité en dehors de nos propres réflexions sur la définition de l’objet, et les objets qu’il renferme doivent être clairement identifiés comme des chansons françaises contemporaines, émanant de ce qui est appelé communément les « musiques actuelles ».

3. Le corpus doit présenter un nombre assez réduit d’objets, pour pouvoir accéder dans le détail au matériau ainsi disponible, notre travail n’ayant aucune visée statistique ou représentative, mais s’inscrivant avant tout dans une perspective expérimentale de l’observation de certains faits sémiotiques.

4. Le corpus ne doit répondre ni à une thématique particulière, ni à un rattachement à un genre musical spécifique.

Le corpus idéal ainsi défini, il apparaît que ses caractéristiques font écho à cette catégorie « chanson chanson » dont nous avons démontré l’existence. Dans ces conditions, nous avons cherché un corpus répondant à l’ensemble de ces critères, et dont le regroupement des objets relève du même type de fonctionnement taxinomique que celui observé. Nous avons trouvé ce corpus ainsi constitué sur le site Internet de l’association Le Hall de la chanson : il s’agit des objets regroupés sous la catégorie « chanson », dans le panorama des musiques actuelles que propose ce site.