Chapitre 2. Objectifs de recherche, méthodologie et conditions d’analyse

Les travaux universitaires consacrés à la chanson, en sus d’être peu nombreux, négligent le plus souvent sa dimension sonore globale. En effet, l’analyse de cet objet suscite principalement deux types d’approche : à caractère sociologique ou historique, elles prennent spécifiquement en compte sa nature de « fait social » ; à caractère littéraire, elles le considèrent comme une production exclusivement poétique. Certains travaux isolés, que nous avons cités précédemment, proposent une approche de l’objet syncrétique, en rendant compte des homologies ou tensions entre contenu verbal et expression musicale. Le fait est que l’ensemble de ces approches pose, implicitement ou non, la composante verbale des chansons comme fondant son existence en tant qu’objet de sens pour un auditeur.

Nous ne renions évidemment pas cet état de fait, dès lors d’une part que le texte d’une chanson manifeste effectivement son discours verbal intelligible, d’autre part que ce texte est chanté par une voix, celle de l’interprète, individualité artistique et « personnage » mythique, dont nous avons expliqué en première partie140 qu’il fonde l’identité socio-culturelle de l’objet. Cependant, ce qui nous interroge, c’est la place primordiale que cette expression occupe dans les pratiques musicales de nos sociétés141, ainsi que son usage singulier en tant que discours : Pourquoi écoutons-nous et réécoutons-nous des chansons que l’on connaît par cœur ? Comment font-elles sens dans cette pratique itérative ? Quel objet de sens restent-elles lorsqu’on les écoute plus ou moins distraitement ? En d’autres termes, cet objet semble avoir un mode d’existence singulier en tant qu’objet de discours. Nous ne relisons pas un roman des dizaines de fois, ni même ne visionnons un film plus que nécessaire. Évidemment, les modes de lecture de ces objets ne sont pas identiques, et leur appréhension nécessite plus que quelques minutes. Mais le ferions-nous pour autant ? Il semble que non, puisque ce qui est en jeu dans cette pratique singulière du discours chanson, c’est le vécu même de l’expérience de l’écoute, et partant son existence en tant qu’objet sonore et musical pour l’auditeur. Par conséquent, il semble réducteur et inapproprié de considérer que cet objet ne fait sens pour l’auditeur qu’au travers de son « message » (sa composante textuelle), ou de son entour socio-culturel. La dimension sonore et musicale d’une chanson n’apparaît pas comme un simple ornement acoustique d’un discours par ailleurs verbal, mais semble assumer des fonctions spécifiques dans les modes d’émergence du sens de cet objet, fonctions déterminantes au regard de son usage singulier parmi les objets de discours.

Par ailleurs, la vocation de la sémiotique est entre autres de décrire les processus mis en œuvre dans l’élaboration de la signification, autrement dit les conditions de la saisie et de la production du sens. Cette discipline nous semble offrir des possibilités de prendre en compte cette singularité d’usage, et notre objet d’étude peut alors ouvrir des perspectives intéressantes, à la condition que l’on considère la dimension sonore et musicale des chansons comme fondamentale et constitutive de ce qu’est l’objet pour un auditeur. C’est la voie que nous avons choisie pour notre travail. Elle découle de notre conviction, qui est en même temps notre postulat de départ, qu’une chanson n’est réductible à aucune des instances qui la constitue, ni son instance verbale, ni son instance musicale, et que l’étude de cet objet doit s’appréhender dans une sorte de saisie globale du sonore, tel qu’il parvient aux oreilles des auditeurs. Ce postulat nous signale la condition sine qua non d’une analyse de l’objet qui le prenne en considération relativement aux pratiques qu’on en a. Un auditeur de chanson, dans sa recherche du plaisir de l’écoute, n’écoute pas uniquement son texte, n’est pas sensible uniquement à sa musique, mais reçoit un tout sonore, auquel il est sensible dans son entièreté, et qu’il saisit dans sa totalité audible. Par ailleurs, ce plaisir est presque toujours corrélé à une pratique de l’écoute largement itérative : l’objet de l’écoute originelle ne peut correspondre au mode d’existence principal de l’objet chanson, considéré dans sa pratique ordinaire par un auditeur. De fait, poser ces conditions d’existence de l’objet comme base de notre recherche détermine notre démarche sémiotique. Notre orientation est par conséquent singulière, au regard des démarches traditionnelles d’analyse que nous avons citées. Singulière, et délimitée : notre projet sémiotique tente d’apporter des éléments de réponses à une question précise, qui n’est pas celle habituellement posée vis-à-vis de cet objet. Notre travail ne vise pas à expliciter quelle est la signification de telle ou telle chanson de notre corpus, et donc à répondre plus largement à cette autre question : quelles sont les significations que peut construire une chanson ? La question précise qui nous concerne s’exprime plutôt en ces termes : comment une chanson signifie-t-elle pour l’auditeur, dans la pratique distraite et itérative qu’il a de son écoute ? Quelles sont ses qualités, ses propriétés particulières, dans sa totalité audible, qui font d’elle un objet de signification lors de l’expérience renouvelée de l’écoute ? Justifions brièvement cette orientation définie. Nous n’hésitons pas à la qualifier de « primaire », dans le sens où elle s’attache à prendre en considération la manifestation première du phénomène chanson, brute en quelque sorte, en amont, ou plus certainement en parallèle, de ses existences sociales, économiques, historiques, littéraires. C’est selon nous dans cette perspective que notre discipline peut apporter un éclairage nouveau. Nous nous en justifierons au cours de ce chapitre.

Ceci étant, nos intentions de recherche entraînent de nombreux questionnements auquel il n’est pas toujours aisé d’apporter des réponses. Dès lors, nous définissons notre travail avant tout comme une démarche expérimentale, à la fois empirique et modeste. Nous livrons dans ce chapitre quelques réflexions préalables, visant à cerner nos objectifs de recherche et à préciser notre méthodologie, réflexions qui révèlent à la fois les difficultés posées par l’objet, et les difficultés qu’implique son analyse.

Notes
140.

Cf. Partie I, chap.2., 2.1. : La relation au « personnage » chanteur.

141.

Selon l’enquête TNS–Sofres–Sacem « Votre vie en musique », effectuée en mai 2005, 83% des français aiment chanter, la chanson française est la musique préférée de 66% de la population sondée.