1.1.Les niveaux d’analyse en sémiotique musicale

Après une première démarche purement inspirée du structuralisme en linguistique (Fondements d’une sémiologie de la musique, 1975), Nattiez, dans son ouvrage Musicologie générale et sémiologie 142, reconsidère son projet sémiotique concernant les œuvres musicales. Il s’inspire du modèle sémiologique tripartite de Molino, et présente un programme sémiotique qui doit concerner ce qu’il appelle les formes symboliques, et qui doit prendre en compte la musique comme un fait musical total :

‘« […] la théorie sémiologique de Molino implique :
a) qu’une forme symbolique (un poème, un film, une symphonie) n’est pas l’intermédiaire d’un processus de « communication » qui transmettrait à une audience les significations intentionnées par un auteur ;
b) mais le résultat d’un processus complexe de création (le processus poïétique) qui concerne tout autant la forme que le contenu de l’œuvre ;
c) et le point de départ d’un processus complexe (le processus esthésique) de réception qui reconstruit le message.
d) les processus poïétiques et esthésiques ne se correspondent donc pas nécessairement. »143

Il propose ainsi pour l’analyse des objets musicaux trois pôles de pertinence, (i) le poïétique, (ii) l’esthésique, (iii) l’immanent :

(i) les processus poïétiques correspondent aux processus de genèse de l’œuvre. Le poïétique « entend décrire le lien entre les intentions du compositeur, ses recettes de fabrication, ses schémas mentaux et le résultat de cet ensemble de stratégies, c’est-à-dire les composantes de l’œuvre dans sa réalité matérielle. »144. Selon Nattiez, l’explicitation des processus poïétiques pourrait s’obtenir en pratiquant une forme d’écoute particulière de l’objet : l’analyste adopte le point de vue du compositeur imaginant le résultat de son œuvre, ou expérimente lui-même l’œuvre en l’exécutant.

(ii) les processus esthésiques concernent l’ensemble des processus de perception : « Par "esthésique", nous désignons non pas la perception artificiellement attentive du musicologue, mais la description des conduites perceptives à l’œuvre chez une population donnée d’auditeurs, c’est-à-dire la manière dont tel ou tel aspect de la réalité sonore matérielle est pris en charge par leurs stratégies perceptives. »145. Il explique plus loin que le pôle esthésique est supposé rendre compte de la réception de l’œuvre et de son appréciation esthétique par un auditeur.

(iii) le niveau immanent (ou neutre) : il concerne l’objet lui-même, l’œuvre en tant qu’elle se manifeste dans sa matérialité physique audible.

Ces trois niveaux n’engagent pas le même type de démarche. L’analyse du niveau neutre est fondamentalement descriptive, alors que les deux autres niveaux sont de nature explicative. Cependant, pour Nattiez, ces trois niveaux d’analyse seraient indispensables pour rendre compte du fonctionnement sémiotique des formes symboliques :

‘« L’analyse du niveau neutre hérite du structuralisme cet acquis fondamental que les messages présentent un niveau d’organisation spécifique qu’il faut décrire. Mais ce niveau n’est pas suffisant : le poïétique affleure dans l’immanence ; l’immanence est le tremplin de l’esthésique. La tâche de la sémiologie consiste à identifier les interprétants selon les trois pôles de la tripartition et à établir leur relation. »146

Et il ajoute plus loin :

‘« Le pari de la sémiologie musicale, c’est que la connaissance de tous les processus déclenchés depuis la conception d’une œuvre jusqu’à son audition, en passant par son "écriture" et son interprétation, bref la connaissance d’ensemble du phénomène connu sous le nom de musique, suppose la reconnaissance, l’élaboration et l’articulation de trois niveaux relativement autonomes, le poïétique, le neutre, et l’esthésique. »147

Notons que ces trois niveaux sont posés comme relativement autonomes les uns des autres, mais que l’analyse poïétique, ainsi que l’analyse esthésique supposent que l’on soit capable de nommer le matériau sonore, afin que les éléments pertinents de ce point de vue puissent être identifiés, ce qui rend l’analyse du niveau neutre prépondérante. Notons également que ce projet reste à l’état d’aspiration théorique. Molino adopte d’ailleurs un point de vue plus radical, en posant l’irréductibilité de sa tripartition :

‘« Le poème écrit n’est guère que la face émergée de l’iceberg symbolique. Mais rien ne nous permet de déduire les propriétés d’un niveau à partir des propriétés d’un autre niveau : l’analyse du niveau neutre ne peut pas nous donner les réactions possibles du lecteur en face du poème, pas plus qu’elle ne peut nous donner le sens voulu par le poète. L’objet symbolique a une structure triple irréductible à l’une quelconque de ses composantes. »148

Quant à Nattiez, il reconnaît les difficultés que ce projet tripartite sous-tend en analyse de la musique : la pertinence poïétique dépend en effet des possibilités pour l’analyste de connaître les motivations artistiques des auteurs. Quant à la pertinence esthésique, elle ne pourra être définie, selon lui, que lorsque l’on sera capable d’expliciter précisément les stratégies perceptives en jeu, pour un auditeur, au cours du déroulement réel d’une œuvre. Il pose donc cette tripartition comme une ambition de grande envergure pour la sémiotique musicale, tout en précisant que la plupart des analyses dans le domaine privilégient, à partir de l’analyse de niveau neutre posée comme inéluctable, l’un ou l’autre des deux autres pôles. Malgré ces réticences, il défend la faisabilité du projet de la façon suivante :

‘« […] il nous semble nécessaire d’admettre, dès le début, que, à partir de l’analyse du niveau neutre, il est possible au musicologue de proposer des considérations de caractère poïétique et esthésique, et ce parce que le musicologue a lui-même des connaissances et des intuitions sur les processus poïétiques du compositeur et les processus perceptifs en général. […] Ce qui se passe, c’est que toute entreprise qui voudrait prendre en charge la totalité du phénomène musical ne peut pas, à un moment ou à un autre, ne pas passer par l’analyse du niveau neutre. »149

Ces débats concernant l’attitude analytique à adopter face à un objet musical sont principalement associés à un domaine spécifique de la musique : la musique classique, inscrite depuis des siècles dans les pratiques artistiques et culturelles savantes. Elle implique un objet, l’œuvre musicale classique écrite, dont l’entour est historiquement et culturellement fortement institutionnalisé, avec ses compositeurs de renom, son histoire musicale, ses styles, sa littérature critique très développée, etc. Toutefois, Nattiez soutient la validité de son approche pour toutes les musiques, dans la mesure, précise-t-il, où la pertinence de la situation analytique150 dépend de la musique analysée, des informations en possession de l’analyste, et évidemment du champ disciplinaire dans lequel cette analyse s’inscrit. Nattiez expose ces différents niveaux d’analyse comme des perspectives d’évolution du travail sémiotique en musicologie, et ses travaux tendent vers cette évolution. Sa perspective épouse en quelque sorte les évolutions de la sémiotique générale, qui du principe d’immanence affirmé par Saussure, et repris par Hjelmslev, se tourne aujourd’hui vers la prise en considération de la place du Sujet, à travers les problématiques complexes de l’énonciation, et à travers le développement des sémiotiques du sensible et des apports de la phénoménologie.

Notes
142.

Nattiez, 1987.

143.

Nattiez, 1987 : 38-39.

144.

Ibid. : 124.

145.

Ibid.

146.

Ibid. : 51.

147.

Ibid. : 124.

148.

Molino, cité par Nattiez, 1987 : 175.

149.

Nattiez, 1987 : 176.

150.

Nattiez répertorie, à partir des trois pôles de la tripartition, six situations analytiques : l’œuvre immanente, la poïétique inductive, la poïétique externe, l’esthésique inductive, l’esthésique externe, et les analyses qui prétendent épouser les trois pôles simultanément. Pour plus de détails, Nattiez, 1987 : 176-179.