1.2.Spécificités de notre discipline, de notre objet et de notre projet de recherche

En choisissant la chanson comme objet d’étude, nous postulons qu’elle constitue une sémiotique-objet, et nous émettons l’hypothèse qu’une chanson, comme tout discours, peut être considérée comme un ensemble signifiant possédant une organisation, une articulation interne et autonome, apte à produire de la signification. Par conséquent, les réflexions et analyses qui seront menées concernent la sémiotique, en tant que théorie scientifique, telle qu’elle est définit par Greimas et Courtès :

‘« […] une théorie de la signification. Son souci premier est donc d’expliciter, sous forme d’une construction conceptuelle, les conditions de la saisie et de la production du sens. »151. ’

Or, il semble évident qu’à l’heure actuelle, cette théorie de la signification, théorie sémiotique générale, n’existe pas encore, en tant que référence formalisée de la discipline. Elle est en pleine construction, et se constitue pour l’heure d’un ensemble de théories qui n’ont pas toujours trouvé leur homogénéité sur l’ensemble des concepts, notions, et protocoles d’analyses. Cet état de fait peut être assez déconcertant lorsque l’on se lance dans un projet de recherche comme le nôtre, mais il offre en même temps une certaine liberté d’investigation, propice à la découverte.

Par ailleurs, en tant qu’elle s’intéresse à la signification, la sémiotique peut concerner tout type d’objets, dès lors qu’ils font sens. Klinkenberg expose dès l’introduction de son Précis de sémiotique générale, les difficultés que cela peut engendrer pour le sémioticien :

‘« Discipline bien paradoxale que la sémiotique : elle est partout et nulle part à la fois. Elle entend occuper un lieu où viennent converger de nombreuses sciences : anthropologie, sociologie, psychologie sociale, psychologie de la perception et plus largement sciences cognitives, philosophie, et spécialement épistémologie, linguistique, disciplines de la communication. […] sauf cas de mégalomanie, son praticien ne peut avoir la prétention de maîtriser le détail de chacune de ces disciplines : qui pourrait être à la fois psychologue et anthropologue, météorologue et spécialiste en imagerie médicale ? »152

Ainsi, si nous considérons le cas de notre objet, il peut paraître difficile, au premier abord, d’en proposer une analyse sémiotique fructueuse sans posséder un minimum de connaissances dans différents domaines : musicologie, psychologie de la perception, sciences cognitives, sociologie, par exemple. Et il est tout aussi évident que nous ne sommes pas spécialiste de chacun de ces domaines. Cette question de l’interdisciplinarité que pose toute démarche sémiotique est bien réelle, mais elle perd de sa pertinence dans la délimitation de ses objectifs. En effet, l’interrogation la plus adéquate, nous semble-t-il, concernant notre projet de recherche, se situe alors à un autre niveau : que peut apporter une approche sémiotique de cet objet ? Une approche musicologique pourrait sans aucun doute être plus efficace à rendre compte des significations du musical ; une approche littéraire serait plus justement appropriée pour aborder la poésie de son texte ; une approche sociologique ou historique davantage adaptée à sa dimension de « fait social » ; etc. Dans ces conditions, effectivement, une approche sémiotique qui ne serait qu’un ersatz de ces différentes approches, c’est-à-dire qui considérerait une chanson comme une juxtaposition de deux sémiotiques, musicale et linguistique, et qui l’appréhenderait dans une conception traditionnelle, « scolaire », de dissociation de ses éléments, ne constituerait qu’une imitation contestable de travaux potentiellement plus aboutis. Évidemment, les différentes approches citées ont toutes leur bien-fondé, et abordent chacune une dimension essentielle de l’objet. Elles sont dès lors en mesure d’en expliciter les contenus fondamentaux : sa dimension poétique, son rôle historique et social, son poids culturel et économique. Cependant, nous le disions en introduction, toutes ces approches effectivement indispensables à la compréhension des significations de l’objet, outre le fait qu’elles le désarticulent, et donc qu’elles le dépossèdent de sa réalité de tout sonore, ne nous semblent pas répondre à cette autre question qui les sous-tend pourtant : « comment cela signifie-t-il ? ». Par ailleurs, puisque « cela signifie », le corollaire fondamental peut s’exprimer en ces termes : comment construire cet « objet » comme un « tout de signification » ? Or, dans ses problématiques actuelles, la sémiotique offre la possibilité d’envisager quelques réponses. Le « résultat » de l’analyse sémiotique devrait alors faire apparaître l’objet perçu comme objet de sens.

En effet, l’évolution des recherches sémiotiques conduit à la prise en compte de nouvelles dimensions de la signification : l’importance de l’instance d’énonciation dans les processus sémiosiques, l’intégration des problématiques de la passion et de l’éprouvé, et par conséquent la prise en compte affirmée de la dimension sensible des discours. Nous sommes alors au cœur des potentiels de notre discipline : non seulement elle nous offre la possibilité d’appréhender l’objet en tant que totalité audible, et par conséquent sensible, mais elle permet également d’envisager une recherche qui prenne en compte ce rapport étroit entre l’auditeur et les chansons qu’il écoute. Il nous paraît dès lors plausible que, à travers certains de ses concepts et outils d’analyse, notre discipline nous permettent d’apporter quelques éléments de réponse pour saisir cette autre dimension du « comment » qui, en sus des processus habituels de signification d’une chanson, peut lui restituer son intégrité de totalité sensible, et peut également apporter des éléments de réponses concernant la singularité de son mode d’existence dans la pratique de l’auditeur. L’ensemble de ces points semble pouvoir ouvrir une réflexion sinon aboutie, du moins innovante, concernant la compréhension de cet objet. Ainsi, c’est dans ce contexte que nous revendiquons en premier lieu notre statut de sémioticien, et notre travail doit s’appréhender comme une recherche des conditions de l’émergence du sens des chansons, à travers des concepts opérants dans notre discipline.

Notes
151.

Greimas et Courtés, 1993 : 345.

152.

Klinkenberg, 1996 : 9.