1.3.Conclusions

Ainsi, les processus poïétiques et esthésiques tels que décrits par Nattiez ont une pertinence dans son projet sémiotique dans la mesure où son travail s’inscrit en premier lieu dans le champ disciplinaire de la musicologie. Son objet, la musique classique, bénéficie de nombreuses recherches : les théories musicales d’une part, mais également l’abondante littérature critique, concernant les auteurs, les grandes évolutions stylistiques, etc. L’ensemble de ces considérations peut permettre effectivement d’envisager l’objet dans ce processus à trois pôles. Pour notre objet et notre démarche de recherche, la problématique des niveaux d’analyse de l’objet ne peut se poser dans les mêmes termes.

Tout d’abord, pour les chansons, les éléments en jeu ne sont pas aussi clairement définis. Le pôle poïétique ne pourrait concerner directement l’équivalent des intentions créatrices de l’auteur : une chanson résulte d’un travail d’équipe, faisant intervenir des acteurs hétéroclites, musiciens, paroliers, arrangeurs, voire producteurs, qu’il est parfois difficile d’identifier en tant que compositeur collectif, tant sa création peut être « morcelée », aussi bien dans le déroulement des tâches qui permettent d’aboutir au résultat, que dans la spécification du rôle précis de chacun des acteurs. Il nous semble que son statut de « produit de consommation culturelle », bien que la notion d’auteur de chansons garde une réalité mythique, annule la pertinence de la question de sa genèse pour l’analyse : l’intention du compositeur, telle que recherchée par Nattiez à ce niveau, n’est pas analogue. En revanche, même si l’on est incapable de désigner cette instance créatrice originelle, une chanson reste un discours dont l’existence même implique une énonciation, et partant un énonciateur, que nous distinguons de fait de ce pôle poïétique, et que nous prendrons en compte dans nos réflexions.

Quant à la notion de processus esthésique, il nous semble que Nattiez la définit principalement comme la capacité des auditeurs à décrypter un discours musical, à partir de stratégies perceptives qui, par le biais de l’éducation à la Musique, permet aux auditeurs la lecture et la compréhension des œuvres, ce qui leur permet d’aboutir à une appréciation esthétique. Là encore, les éléments en jeu en chanson ne se posent pas comme équivalents. Une des spécificités de la musique des chansons, c’est qu’elle est généralement simple, voir simpliste, au regard de l’utilisation qu’elle fait du système musical, ainsi que le précise Rudent :

‘« […] Harmonies rudimentaires reposant sur les degrés forts, utilisant parfois deux accords de trois sons pour plusieurs minutes de musique ; formes à la fois simples et banales, où la répétition du matériau joue un rôle essentiel, reposant presque systématiquement sur des carrures de quatre mesures : tout cela décourage l’analyste et pousse à inventer de nouvelles approches.»153

Il s’agit là d’un propos de musicologue. Ce qui est mis en avant, nous semble-t-il, c’est l’intérêt restreint du matériau musical des chansons, d’un point de vue musicologique, c’est-à-dire dans une recherche de significations internes aux procès musicaux. Pour autant, pour le sémioticien, il semble pertinent de considérer ces stratégies perceptives, à la condition d’insérer leur appréhension dans une problématique plus large, de nature sémiotique plutôt que sociale et culturelle, et adaptée à la réception totale de l’objet. Dès lors la démarche n’est pas identique, et n’est plus restrictivement liée à la compréhension de la musique, mais à l’instauration par l’auditeur d’un tout de signification. Là encore est directement impliquée l’instance énonciative, du point de vue de l’énonciataire cette fois, en tant qu’il instaure la chanson comme objet de sens.

Il faut donc se rendre à l’évidence que notre objet, bien que musical, ne peut prétendre aux mêmes types d’approche que celle proposées par les musicologues, dans la mesure où finalement, il n’est pas reconnu comme tel par les sciences de la musique, ce que souligne Hennion :

‘« Le problème, c’est qu’au niveau des disciplines qui étudient la musique, on retrouve tel quel ce glissement progressif allant des humains rassemblés à l’objet qu’ils ont fabriqué : à l’ethnologie et à l’analyse des musiques populaires est tout naturel le recours au social, aux mécanismes identitaires, aux interprétations symboliques (et ceci le plus souvent en l’absence de toute analyse musicale) ; à la musicologie est au contraire réservée l’étude des langages, des formes, des œuvres, des grands créateurs, et à l’extrême rigueur du "contexte" social de leur production et de leur réception. »154

Pour ces deux auteurs, la tentative de traiter des musiques populaires avec les mêmes outils que la musique classique s’avère inadéquate, dans la mesure où ce qui fait la spécificité de ce type de musique n’est pas pris en compte par la musicologie. Pour Hennion :

‘« […] la plupart des variables en cause dans la description musicale d’une musique populaire sont précisément celles que, à la suite d’un long travail sur elles-mêmes, la musique et la musicologie classiques ont appris à renvoyer au second plan – improvisations, variations, accents, rapports à la parole et à la danse, au corps, à la sexualité et à l’imagination, jeux des timbres et des sonorités, signification des instruments, scénographie même de l’enchaînement des morceaux… »155. ’

Pour Rudent :

‘« […] dans la musique dont il est question ici, les autres dimensions de la composition sont toujours difficiles à appréhender, et cela principalement pour deux raisons : l’absence générale de partitions et les dimensions techniques de la composition étrangères à la tradition musicale savante. »156) ’

Par ailleurs, la question de la scientificité de notre démarche de recherche, étant données les libertés méthodologiques et analytiques que nous comptons prendre, peut légitimement se poser, d’autant plus que notre choix de l’aborder par et dans sa dimension sonore ne nous facilite pas la tâche. En effet, si quelques ouvrages de sémiotique appliquée traitent de problématiques liées à la dimension sensible des objets, le sensible sonore y reste largement marginal, la plupart de ces recherches se consacrant à l’image et plus généralement au visuel. De plus, nous n’avons pas trouvé dans notre discipline de travaux homologues, qui auraient pu offrir un cadre méthodologique adapté à notre projet de recherche. Citons cependant deux initiatives très intéressantes, qui relèvent d’une même démarche sémiotique, celle de Beaumont-James, et celle de l’école brésilienne de sémiotique constituée autour de Luiz Tatit, sémioticien et musicien. Les deux approches sont analogues, dans le sens qu’elles abordent la chanson en tant qu’objet syncrétique, c’est-à-dire dans sa propriété de mettre à l’œuvre deux « langages », le langage verbal et le langage musical. Beaumont-James propose en effet de :

‘« considérer la chanson comme un acte de communication orale fondé sur des systèmes sémiotiques distincts dont le premier est le musical, dont le second est le verbal mais entre lesquels nous repérerons, selon les termes de Ruwet, "des rapports de transformation". »157. ’

Partant elle construit sa méthode d’analyse sur la séparation des composantes, musicale et verbale. Elle aborde la composante musicale en hiérarchisant les plans (plan vocal / plan instrumental) et propose une « interprétation culturelle des sons ». Quant à la composante verbale, elle y distingue un « sens lexical » et un « sens non lexical » (prosodique). La signifiance globale de la chanson résulte alors selon l’auteur des interrelations entre les deux systèmes, et sa recherche aboutit à une réflexion générale sur le français chanté. Le travail mené est fort intéressant. Cependant, il ne constitue pas une approche proprement sémiotique de l’objet, dès lors que l’auteur n’inscrit pas sa démarche dans une réflexion théorique sémiotique qui la légitimerait.

Quant à l’école brésilienne, citons Fontanille qui, dans l’introduction au numéro de Nouveaux Actes sémiotiques qui lui est consacré, résume son approche sémiotique de la chanson :

‘« […] partant de deux sémiotiques-objets bien constituées (une mélodie d’un côté, et un texte de l’autre), […] ayant bien établi que chacune de ces sémiotiques-objets est dotée d’un plan de l’expression et d’un plan du contenu, [les auteurs] opèrent une étonnante réduction méthodologique, qui est d’une certaine manière la "signature" de l’école fondée par Luis Tatit : le seul texte devient le plan du contenu de la chanson, et la seule mélodie, son plan de l’expression. »158

Il apparaît que l’approche brésilienne présente deux particularités : d’une part, elle ne s’intéresse pas à la chanson en tant que totalité sonore, dès lors qu’elle réduit sa composante musicale à sa dimension mélodique ; d’autre part, elle propose une réduction des différents plans de l’objet syncrétique, réduction certes justifiée dans les études proposées, mais dont la validité dépend à la fois de considération générique (la chanson brésilienne populaire), et du projet de recherche des auteurs.

Notons que ces deux initiatives soulèvent en filigrane des difficultés inhérentes à l’étude sémiotique de notre objet : difficulté à trouver un cadre théorique sémiotique susceptible d’être adapté au projet de recherche ; difficulté à préserver la nature musicale de l’objet réellement perçu, en tant qu’elle n’est pas seulement mélodique et vocale, mais plus largement instrumentale et sonore. De plus, ces approches sous-tendent des démarches analytiques implicitement assujetties à la prédominance de la dimension verbale pour l’analyse de chansons, et s’attachent donc directement à la question des significations plutôt qu’à leur mode d’émergence du sens. En conséquence, il nous semble intéressant d’envisager pour notre recherche une voie différente, qui assumerait d’écarter cette dimension verbale régissante, afin de tenter de découvrir, dans la totalité sonore audible, des modes d’émergence du sens qui n’y seraient pas directement liés. Cette orientation nous apparaît pertinente pour tenter d’éclairer quel objet de sens peut être une chanson dans une pratique d’écoute itérative. C’est ce que nous envisagerons dans notre problématique.

Pour conclure, nous n’entendons pas résoudre, dans ce travail empirique, des questions qui dépassent de loin et notre pratique actuelle de la discipline, et son épistémologie, et nous assumons avec Landowski que :

‘« […] plutôt que de chercher à résoudre une fois pour toutes, catégoriquement, les ambivalences inhérentes à une sémiotique in vivo, il faut s’attendre à ne trouver, tant bien que mal, que dans et par la pratique de l’analyse elle-même, cas par cas, une manière adéquate d’ajuster son propre régime de regard à la nature et aux propriétés de l’objet. Dans ces conditions, pourquoi ne pas admettre que notre discipline n’est pas – pas encore – une "science", au sens strict, ou du moins selon l’acception positiviste du terme ? Pour nous, elle serait effectivement plutôt un certain regard sur les choses : un regard qui se veut d’autant plus rigoureux que celui qui regarde (et qui construit) sait bien qu’en réalité ses prétendus objets ne font sens, pour lui, que pour autant qu’il sait y reconnaître des sujets qui en retour, eux-mêmes, le regardent. »159

Nous inscrivons donc notre démarche de recherche dans ce contexte scientifique globalement incertain, tant du point de vue du statut de notre discipline, que du point de vue du manque de travaux homologues concernant notre objet, et nous consentons à l’envisager comme une investigation particulière et créative, dans les limites de notre projet et de notre discipline. Nous entendons de ce fait élaborer notre propre méthodologie. Dans cette perspective, notre démarche se veut à la fois inductive et systématisante : inductive parce que la source de nos réflexions reste avant tout l’expérience de l’objet empirique ; systématisante dans la mesure où nous entendons organiser nos observations en fonction des hypothèses théoriques que nous formulerons. Avant de l’expliciter plus en détail, nous exposons nos conditions d’analyse.

Notes
153.

Rudent, 1998 : 22.

154.

Hennion, 1998 : 13.

155.

Ibid. : 12.

156.

Rudent, 1998 : 23.

157.

Beaumont-James, 1994 : 25.

158.

Nouveaux actes sémiotiques, n°92-93/2004 : 7.

159.

Landowski, 2004 : 215.