2.1.L’identité d’auditeur

La particularité de notre objet ainsi que nos choix méthodologiques nous propulsent sans échappatoire possible dans cette identité d’auditeur, et ce pour deux raisons essentielles : a) l’existence de l’objet étant acoustique, nous sommes bien obligée de l’écouter pour y avoir accès ; b) les substituts non sonores de l’objet ne permettent pas de relativiser l’importance de ce statut d’auditeur.

a) C’est une évidence que de dire que pour avoir accès à une chanson, il faut l’écouter. Pour autant, il est utile de le rappeler, dans la mesure où cette évidence a des incidences irréductibles pour l’étude de notre objet. Tout d’abord, l’activité perceptive d’écoute contient une part incompressible de subjectivité, du fait que la perception du son, phénomène physique, implique une dimension psycho-acoustisque inhérente à son existence comme phénomène perçu par un sujet écoutant. En outre, la réception d’un objet sonore n’implique pas les mêmes rapports entre l’objet et celui qui le reçoit, que la réception d’un texte littéraire par exemple. En effet, il est très difficile, voire impossible, d’obtenir devant les sons une attitude d’observation désaffectivée. Cette remarque pourrait sans aucun doute être valable pour un texte littéraire ou une peinture, mais dans une moindre mesure nous semble-t-il. Écouter du son est une activité qui mobilise le sujet écoutant dans son être propre, par le biais de la réception des ondes sonores, matériau énergétique en contact direct avec les sens et donc avec le corps. Cet état de fait rend illusoire l’idéale distance entre sujet observateur et objet d’analyse. Malgré les efforts d’intellectualisation lors d’une telle réception, le sujet écoutant reste ce corps percevant, affecté sensiblement. Chion souligne ce fait lorsqu’il décrit des expériences où il est demandé à un public d’auditeurs de qualifier des sons :

‘« Garder devant la vie sonore, ou suggérer aux autres de conserver vis-à-vis d’elle une attitude purement descriptive, badaude, a fortiori désaffectivée, n’est pas si facile, celle-ci déclenchant souvent d’énormes affects. »160

Il paraît donc évident que pour notre étude, quelques soient les efforts d’objectivation que nous ne manquerons pas de faire en tant qu’analyste, nous demeurons ce premier auditeur « touché » sensiblement par l’objet, et nos réflexions seront sans conteste marquée par notre propre individualité, notre propre « être au monde ». Cependant, et c’est sur ce point que nous souhaitons attirer l’attention, nous entendons assumer pleinement cet état de fait, dans la mesure où non seulement nous le considérons comme inhérent à l’étude de ce type d’objet, mais nous estimons même qu’il serait préjudiciable de tenter de s’en défaire. En effet, notre objet est un objet sensible, avant tout perçu par les sens, et annihiler cette dimension dans son appréhension, conduirait tout simplement à une atrophie de ses potentialités signifiantes.

Ce régime que nous impose la spécificité sonore de l’objet trouve écho dans la notion d’union, entre objet perçu et sujet percevant, telle que défendue par Landowski. Landowski soutient l’hypothèse selon laquelle la compréhension des significations d’un objet par un sujet ne peut faire l’économie d’une certaine interaction entre les deux entités, interaction qu’il nomme union, en réaction à la notion de jonction soutenue par ses prédécesseurs, notamment Greimas 

‘«  […] c’est seulement en acte, dans l’interaction avec l’autre – avec le texte, la chose ou l’interlocuteur – que la valeur signifiante de cet autre, et le sens même de la relation à cet autre (sens et valeur non pas entendus « en soi », mais tels qu’éprouvés en situation par Ego) se définiront ou se découvriront dynamiquement, sans pouvoir jamais être définitivement arrêtés. »161

Il complète plus loin son point de vue :

‘« Contrairement à ce que risque de suggérer le terme, l’ « union » n’est donc pas un état – ni un état de conjonction d’un certain type, ni, encore moins, un état de fusion. C’est un mode d’interaction (et du même coup de construction du sens) conditionné par la seule coprésence des actants, par la seule possibilité matérielle d’un rapport sensible entre eux. Il recouvre des configurations très diverses, mais qui ont toutes en commun le fait de s’articuler sur la base de contacts esthésiques à la faveur desquels deux ou plusieurs unités initialement posées comme distinctes en viennent, en s’ajustant entre elles (unilatéralement ou réciproquement […], à constituer ensemble, au moins pour un certain temps, une entité complexe nouvelle, une totalité inédite. »162

Ce régime, caractérisé ici d’union, entre sujet et objet, même si le terme peut sembler un peu abusif, trouve un véritable écho dans notre vécu lors de cette recherche. Nous ressentons effectivement que notre identité d’auditeur implique inévitablement ce mode d’interaction, conditionné par la « seule possibilité d’un rapport sensible » entre notre statut de sujet écoutant, et notre objet chanson. Et nous l’assumons d’autant plus qu’il n’est pour nous qu’une manifestation particulière d’un processus d’appropriation de l’objet, vécu par tout auditeur de chansons, et que partant, il n’enlève rien au potentiel de généralisation des réflexions qui seront faites.

(ii) On aurait pu penser trouver une relativisation possible de l’importance de ce statut d’auditeur en accédant à l’objet musical, par le biais de sa représentation traditionnelle, non sonore, la partition musicale. Sur une partition, le son se trouve de fait réifié, il est en quelque sorte déjà posé en tant qu’objet, en amont même des aléas d’une interprétation, et ce support aurait pu permettre un amoindrissement des conséquences du phénomène interactif avec sa réalité sonore propre. Or, en matière de chansons, les partitions sont plus que rares, et quand elles sont éditées163, contrairement à une partition de musique classique, elles sont tout à fait déficientes par rapport à leur exécution musicale réelle : elles ne prennent jamais en compte l’ensemble des données musicales, mais réduisent l’objet à sa dimension mélodique, et à un accompagnement simplifié, équivalent à une exécution rudimentaire de l’instrumentation. Les différentes parties des instruments ne sont pas représentées, les indications rythmiques, voire parfois mélodiques, ne rendent pas compte de la réalité sonore de leur exécution, etc. Cet état de fait peut être dû à différents phénomènes : d’une part, il révèle le fait que la chanson reste malgré tout une production musicale de second ordre dans la culture musicale, elle s’est donc toujours trouvée en marge de la « musique savante », et n’a jamais suscité, auprès des éditeurs de musique, un intérêt assez conséquent pour bénéficier de représentations fiables et satisfaisantes. Par ailleurs, on peut également reconnaître dans cet état de fait les restes d’une tradition orale séculaire. Même si une chanson est aujourd’hui avant tout une chanson enregistrée, elle reste également une expression musicale historiquement spontanée, dont l’exécution peut dépendre des acteurs présents ou du projet artistique. En effet, il n’est pas rare que, selon les exigences d’une tournée, un artiste « tourne » avec une formation réduite, adapte l’exécution de son répertoire aux moyens techniques des salles, etc. Il demeure donc difficile dans ces conditions d’existence, d’adopter une représentation de l’objet qui ne soit par trop lacunaire par rapport à sa réalité sonore sur support enregistré. Ainsi, dans le cadre de notre recherche, nous ne pouvons envisager la partition comme un outil exploitable : d’une part, elle n’existe pas pour toutes les chansons de notre corpus ; d’autre part, quand elle existe, elle se présente plutôt comme un obstacle à l’appréhension de la réalité sonore de l’objet, fixant des éléments musicaux peu éclairants par rapport à ce qui est réellement entendu sur disque. Nous choisissons donc de négliger les partitions existantes, et d’assumer pleinement notre rôle d’auditeur. Dans ce sens, nous rejoignons totalement Landowski, lorsqu’il soutient que le sémioticien se doit de pratiquer les textes en tant que sujet, s’il souhaite en saisir leurs significations :

‘« On voit à partir de là sur quel plan la distinction entre textes et pratiques commence à céder. Non pas sur le plan des formes de manifestation car de ce point de vue on peut sans inconvénient maintenir l’opposition entre la notion d’objets clos, finis, statiques qu’on continuera d’appeler des « textes », et l’idée de procès ouverts, en devenir, baptisés "pratiques". C’est au regard des modalités selon lesquelles ces manifestations de divers ordres font sens que l’opposition s’estompe. Alors que les pratiques […] ne font sens qu’à condition d’être "lues" comme si elles étaient des textes, les textes à l’inverse […] ne font en définitive jamais sens qu’en fonction des pratiques spécifiques de leurs lecteurs. Il y a là une sorte de chiasme méthodologique dont la reconnaissance a contribué, au cours des dernières décennies, sur le plan épistémologique, au rapprochement entre sémiotique et phénoménologie. Ayant cessé de nous apparaître comme des grandeurs qui auraient une signification en soi et dont l’analyse pourrait en conséquence être menée entièrement du dehors et à distance (en toute "objectivité"), les textes constituent pour nous aussi, sémioticiens, des réalités qu’il nous faut dans toute la mesure du possible pratiquer en tant que sujets si nous voulons en rendre compte en tant que grandeurs faisant sens. »164

Notes
160.

Chion, 2004 : 48.

161.

Landowski, 2004 : 30.

162.

Ibid. : 63.

163.

Pour notre corpus, nous avons trouvé les partitions des chansons de : Arno, Bénabar, Fersen, et Sanseverino. Pour les autres chansons, nous n’avons pas trouvé de partitions éditées, mais simplement quelques tablatures sur Internet

164.

Landowski, 2004 : 17-18.