2.2.Le statut de chercheur

Comme nous l’avons déjà signalé, la chanson contemporaine est avant tout un objet créé dans un studio d’enregistrement, à partir d’un ensemble de technologies électro-acoustiques. Son mode premier d’existence est aujourd’hui ce « produit fini » que l’auditeur peut écouter autant de fois qu’il le souhaite, à partir des différents supports modernes, CD, fichiers numériques. Rappelons par conséquent avec Authelain que son écoute relève de l’acousmatique et que :

‘« […]  Ce rappel en dit plus long qu’il n’y paraît sur la façon dont le travail analytique doit être conçu. L’objet étudié est la chanson quand elle rejoint les auditeurs, c’est-à-dire à travers un "produit" tel qu’il se présente à l’écoute en éliminant au mieux les paramètres de caractère visuel, spatial, fusionnel, etc.»165

Nous adhérons entièrement au propos de l’auteur, dans notre intention d’étudier la chanson « quand elle rejoint l’auditeur ». Les treize chansons de notre corpus seront effectivement appréhendées en tant que chansons enregistrées sur CD, hors de toute autre incidence, contexte scénique, télévisuel ou autre, qui relèvent d’occurrences particulières dont nous ne tenons pas compte dans notre approche. Cependant, il ne s’agit pas de confondre les rôles d’auditeur et d’analyste, et nous considérons clairement les deux positions comme non équivalentes. Nous rejoignons dans ce constat Nattiez lorsqu’il désapprouve l’opinion de Delalande à ce sujet :

‘« […] « le point de vue de l’analyse, écrit-il [Delalande] ailleurs, doit être le point de vue de l’auditeur ». Oui, à la condition que le musicologue ne s’érige pas lui-même en « conscience collective » de tous les auditeurs possibles, c’est-à-dire qu’il fasse la différence entre ce qu’il « entend » dans le silence de son cabinet de travail, et ce qui est en jeu lors d’une audition normale. »166

Il paraît effectivement indispensable de mesurer les différences entre les deux démarches, différences qui se situent principalement à trois niveaux :

(i) différence de la relation affective sujet écoutant  / objet : la pratique d’écoute des chansons de l’auditeur ordinaire, quelque en soit ses raisons contextuelles, peut très souvent se résumer à cette seule démarche : la recherche d’un plaisir, qu’il soit esthétique, émotionnel, intellectuel, ou tout cela en même temps. Or il est important que l’analyste ne soit pas soumis au même régime de plaisir, ce qui lui permet d’aborder les chansons avec plus de recul, et de préjuger le moins possible des effets de sens et émotions qu’il va y découvrir. C’est d’ailleurs une des raisons du choix de notre corpus. Notre écoute, en tant que chercheur, de ce point de vue, ne s’apparente donc pas à celle d’un auditeur, dans la mesure où elle n’a pas le même objectif. Au demeurant, toutes les chansons de notre corpus ne sont pas à notre goût, ne nous procurent pas le même plaisir esthétique ou émotionnel, et ne correspondent pas forcément aux chansons que nous aurions aimé écouter si nous étions simple auditrice.

(ii) différence des conditions matérielles de l’écoute : non seulement, les incidences contextuelles entrant en jeu dans une écoute ordinaire sont volontairement annulées lors de l’écoute de l’analyste, mais le travail de recherche influe directement sur les modes d’écoute. En effet, bien que nous n’ayons pas effectué nos recherches en laboratoire, nos conditions d’écoute peuvent, dans une certaine mesure, s’y apparenter : travail au casque, possibilité de découper des parties de son et de les réentendre autant de fois que nécessaire, utilisation d’un logiciel de conception de partitions, etc. Pour l’analyste, les chansons sont éprouvées et comme objet de recherche, et comme objet artistique. Pour l’auditeur, seul ce second mode est à l’œuvre.

(iii) l’écoute hybride du chercheur : c’est un fait indubitable, notre écoute de chercheur est inévitablement assujettie à notre projet, et modelée par ce que nous cherchons à entendre. Cependant, nous maintenons qu’elle reste le résultat d’un constant va-et-vient entre nos deux identités, chercheur et auditeur, et qu’elle construit une sorte de corpus à  double face. En effet, nous avons écouté nos chansons parfois dans un vécu ordinaire, comme le ferait n’importe quel auditeur, parfois, le plus souvent certes, en tant qu’objets de notre recherche. Cette expérience nous a révélé un fait assez étonnant : les écoutes répétées du travail de recherche ne semblent pas annuler la pertinence de la pratique ordinaire d’écoute. Autrement dit, nous avons constaté que, malgré le travail de recherche, les chansons gardaient pour nous chercheur, dans une écoute ordinaire et non assujettie à ce travail, leur « pouvoir » : plaisir de l’écoute, plaisir du corps, projections personnelles, émotions, etc. Par ailleurs, le travail de recherche n’a pas modifié notre sensibilité originelle vis-à-vis des chansons : celles qui n’étaient pas à notre goût ne le sont toujours pas, celles qui l’étaient le sont toujours. Cette expérience toute personnelle nous conforte dans l’idée que l’objet renferme sans aucun doute, dans ses fonctionnements sémiosiques, des caractéristiques qui permettent cette expérience émotionnelle à la fois toujours identique et toujours renouvelée. En définitive, c’est en quelque sorte ce constat banal qui nous a aiguillé pour imaginer notre recherche, et construire notre problématique.

Il nous semble donc que ces trois points posent clairement le statut de chercheur comme distinct de celui d’auditeur. Cette distinction est essentielle pour relativiser les résultats obtenus, et pour ne pas s’ériger en « auditeur collectif ». La distinction posée, et les précautions nécessaires étant prises, il n’en reste pas moins que ce travail sur l’objet sensible, tel que nous l’envisageons, n’est susceptible d’avoir quelque pertinence que parce que les deux statuts, auditeur et chercheur, partagent, dans les restrictions que nous avons décrites, une même pratique fondamentale de l’objet : les chansons sont perçues à partir d’un enregistrement, ce qui a pour conséquence d’une part d’extraire la production sonore de son contexte, en la rendant acousmatique ; d’autre part de faire de l’objet perçu un objet répétable, dont la perception se constitue et se précise par « dépôt » d’impressions successives mémorisées ; et enfin de constituer en tableau d’ensemble ce qui à l’origine n’est qu’une suite d’événements picorés plus ou moins aléatoirement par l’oreille ; et ce tout autant pour l’auditeur, dans sa pratique réitérée des chansons qu’il choisit d’écouter et d’écouter encore, que pour le chercheur qui se les approprie dans son expérience itérative de l’objet. Par ailleurs, nous ne renions pas Geninasca, lorsqu’il affirme dans son ouvrage La parole littéraire que :

‘« L’acte de lecture fait être à la fois le lecteur et le texte, poème ou tableau, en tant que sujet et objet esthétiques. L’acte d’analyse, pour sa part, qui exploite, sur le mode de la réflexion conceptuelle, un modèle des conditions de la saisie du texte comme tout de signification ne saurait se confondre avec la lecture qui est seule à même de procurer cette "émotion appelée poésie". Analyse et émotion ne passent pas pour faire bon ménage. À y regarder de plus près, cependant, l’une pourrait bien favoriser la venue de l’autre, dans la mesure où l’analyse serait à même d’écarter en les dénonçant les habitudes invétérées de lecture qui empêchent toute saisie poétique de la poésie. »167

En effet, l’acte d’analyser reste une tentative de saisie conceptuelle des processus sémiosiques, contrairement à l’acte de lecture, ou d’écoute pour ce qui nous concerne, qui demeure une saisie globale, spontanée, et événementielle de l’objet. Ceci étant, la spécificité de notre objet et des pratiques qui lui sont liées nous paraît maintenir entre les deux statuts une passerelle, qui peut-être fait défaut aux textes littéraires ou aux objets picturaux : sa matérialité sensible, faite de sons et de voix, est sans doute plus proche d’une certaine « primitivité » humaine, et dans ce sens, il nous semble évident que l’émotion affleure dans l’analyse, tout comme l’écoute de ce type d’objet ébranle des processus communs aux deux attitudes.

Notes
165.

Authelain, 1998 : 31.

166.

Nattiez, 1987 : 129.

167.

‘Geninasca, 1997 : 236.’