1. Aux sources, la pensée de Schaeffer

Nous l’avons évoqué, les analyses musicologiques qui ont été tentées, concernant notre objet, aboutissent aux mêmes constats : la seule analyse musicale classique des chansons en apprend peu sur sa spécificité artistique, étant donné la simplicité relative du donné musical, et l’impossibilité de rendre compte de phénomènes sonores pertinents pour l’objet, mais non retenus par le système musical classique168. Les difficultés rencontrées par les auteurs sont à peu près toutes du même ordre : comment rendre compte d’un sonore mouvant, des effets liés aux technologies du son, des jeux spécifiques dans l’instrumentation, etc. Les tentatives sont fort intéressantes169. Cependant, outre le fait que les travaux de ce type restent encore expérimentaux, et peu nombreux, l’intérêt des chercheurs pour ces musiques étant relativement récent, les initiatives n’englobent pas une perspective sémiotique. Autrement dit, elles nous éclairent peu sur une éventuelle approche proprement sémiotique de notre objet. Ceci dit, elles nous ont amenée à nous intéresser plus globalement aux musiques électroacoustiques, dont il semble évident qu’elles entretiennent des points communs avec les « musiques populaires modernes ». Dans son ouvrage Le son des musiques, Delalande pointe cette parenté indéniable :

‘« […] il existe toute une musique populaire électroacoustique. On peut même affirmer avec une bonne approximation que, bien qu’elles n’utilisent généralement pas cette appellation, toutes les musiques populaires actuelles sont électroacoustiques : que ce soit sur scène ou en studio, que les sources soient la voix ou des instruments amplifiés, des synthétiseurs, des échantillonneurs ou des tourne-disques, elles ont toutes en commun d’aboutir, après traitements électroniques divers, sur un "transformateur électro-acoustique", c’est-à-dire un haut-parleur. On ne trouve guère comme exceptions à cette règle que les musiques traditionnelles régionales, l’accordéon musette, la chanson accompagnée à la guitare acoustique ou au piano, c’est-à-dire des genres assez traditionnels qui n’acceptent à l’occasion des bienfaits de la fée électricité qu’une légère amplification aussi neutre que possible. »170

Citons également Chion, qui dans son ouvrage Musiques, Médias et technologies, recense quelques uns de ces procédés communs : l’exploitation du spectre harmonique, la désolidarisation des caractères du son, l’évolution vers une musique du continu et de l’infinitésimal, etc. Mentionnons en exemple ce dernier point :

‘« Un deuxième apport est l’exploitation, par le micro, la fixation et l’amplification, de l’infinitésimal sonore : les musiques populaires savent profiter de cette ressource, aussi bien au niveau de la voix – souffles, susurrements – que des instruments solistes (le style de guitare de Ry Cooder), tandis que certains pans de la musique savante, surtout la musique concrète, travaillent abondamment dans ce registre : infimes froissements, bruits de contacts, grincements fugitifs, qui acquièrent par le grossissement et la fixation une valeur expressive. »171

Dans ces conditions, nous nous sommes effectivement intéressée à la musique concrète, et en particulier aux travaux de Pierre Schaeffer, pionnier dans le domaine172 . Il nous a semblé que l’ensemble de sa pensée concernant l’objet sonore et l’activité perceptive qui y est corrélée, pouvait nous permettre d’imaginer notre problématique, adaptée évidemment à notre objet, ainsi qu’à nos possibilités analytiques. Notre intérêt de sémioticien a en fait été aiguisé en premier lieu par cette notion d’intention que Schaeffer emprunte à la phénoménologie, et qu’il place à la base de sa réflexion concernant la perception d’un objet sonore. Cette notion fonde la perception de l’objet en tant qu’ « unité intentionnelle, correspondant à des actes de synthèse »173. Chion l’explicite de la façon suivante :

‘« Si l’objet est transcendant à toutes les expériences partielles que j’en ai, c’est dans mon expérience que cette transcendance se constitue. Il y a corrélation entre telle intention d’entendre et tel objet sonore, ou critère sonore entendu. »174

Il renvoie également à cet autre propos de Schaeffer :

‘« A chaque domaine d’objets correspond ainsi un type "d’intentionnalité". Chacune de leurs propriétés renvoie aux activités de la conscience qui en sont "constitutives", et l’objet perçu n’est plus la cause de ma perception. Il en est le "corrélat". »175

Schaeffer exploite cette notion d’intention au sens phénoménologique du terme pour argumenter la pertinence de sa théorie, explicitant que l’objet sonore n’est pas un donné objectif, mais bien le résultat d’une intention d’entendre de l’auditeur qui le fonde. Cette conception de la notion d’intention, à travers ces deux citations, a une résonance certaine dans notre projet sémiotique. D’une part, qu’un domaine d’objet impose un type d’intentionnalité nous semble faire écho à un phénomène éminent en chanson : sa prégnance en tant que « forme », qui fonde par ailleurs en grande partie son identité générique, influe sans conteste sur sa réception. Un auditeur de chanson anticipe inévitablement un certain donné musical et verbal, une certaine structuration du sonore, et par delà, une structuration du verbal, dans la connaissance empirique qu’il a du genre, à travers notamment les notions de couplet et de refrain. Par ailleurs, d’un point de vue plus strictement sémiotique, la notion d’intention telle que présentée ici renvoie aux théories qui placent l’instance énonciative et l’acte d’énonciation au cœur des processus sémiosiques. Le sujet percevant n’est plus à concevoir comme « en dehors » des significations imputées par ailleurs à l’objet, notamment à travers le principe traditionnel d’immanence, mais est à concevoir comme l’instance qui instaure ces significations. Nous aurons l’occasion de développer ces points théoriques. Retenons dans l’immédiat que cette conception, dans la mesure où elle répond à nos préoccupations sémiotiques vis-à-vis de notre objet, nous incite à chercher, dans la démarche théorique de Schaeffer, des points de convergence avec nos propres objectifs. C’est dans cette perspective que nous avons étudié sa conception de l’activité d’écoute.

Notes
168.

Voir supra, Rudent, Hennion, 1998.

169.

La revue Musurgia notamment, a consacré un numéro à l’analyse des musiques populaires modernes (voir bibliographie).

170.

Delalande, 2001 : 36.

171.

Chion, 1994 : 48.

172.

Michel Chion a écrit Le guide des objets sonores, dans l’objectif de faciliter la compréhension de la pensée de Schaeffer, exposée dans son Traité des objets musicaux. En effet, l’ouvrage est complexe et particulièrement dense, difficile d’accès pour les non acousticiens. Nous mentionnons donc les travaux de Schaeffer à travers des références au Traité (ou TOM), mais également à travers l’ouvrage de Chion.

173.

Schaeffer, 1977 : 263.

174.

Chion, 1983, 30.

175.

Schaeffer, 1977 : 267.