1.2.Concevoir une activité d’écoute des chansons

Au regard de notre projet sémiotique, concevoir une activité d’écoute des chansons, et en déduire nos modes analytiques, nous permet à la fois de rester au plus près de nos objectifs de recherche, et de justifier leur limitation. Par conséquent, nous trouvons particulièrement intéressante cette formalisation de l’activité perceptive d’écoute : elle peut nous permettre d’appréhender plus finement la relation sujet écoutant / objet, et d’en tirer l’explicitation de nos intentions de recherche.

Rappelons comme départ de notre réflexion ce que nous avions posé dans notre première partie concernant les pratiques d’écoute des auditeurs : relativement à cette expression spécifique, la chanson, nous avions qualifié l’écoute la plus répandue d’ « écoute distraite » 179  : écoute active déconcentrée, qui implique l’intentionnalité d’écoute de l’auditeur, par le biais du déclenchement du processus d’écoute, cette intentionnalité étant directement reliée à une recherche de plaisir (émotionnel, esthétique, intellectuel, etc.), mais n’exigeant pas de lui une attention auditive extrême, et lui permettant d’engager son corps dans des activités physiques autres. Rappelons également ce corrélat évident : dans le vécu de l’auditeur, l’écoute des chansons est le plus souvent une pratique itérative, ce qui implique qu’après la toute première saisie, toutes les autres écoutes ne sont plus nouvelles, et se stratifient en empreintes sonores successives. Tout en gardant à l’esprit que dans la pensée de Schaeffer, et nous le suivons, les quatre secteurs d’écoute sont à considérer comme fonctionnant en circuit incessant dans l’activité perceptive du sonore, examinons si cette pratique ordinaire d’écoute des chansons est susceptible de privilégier l’un ou l’autre secteur :

1. Écouter (le son en tant qu’indice) : certes, écouter une chanson dans l’intention d’y reconnaître que tel solo est joué par le saxo, que tel bruitage est bien censé renvoyer à un bruit de vaisselle cassée, etc., est envisageable. Cependant, même dans cette hypothèse, le caractère itératif de la pratique amoindrit la pertinence de cette attitude d’écoute, une fois la source reconnue.

2. Ouïr (des objets sonores dans une perception brute) : posée comme une perception passive par Schaeffer, cette écoute entre a priori en contradiction avec notre pratique spécifiée, dans la mesure où nous y avons inclus une intentionnalité d’écoute. Cependant, notre intentionnalité d’écoute ne se situe pas au même niveau : nous y évoquons l’enclenchement du processus d’écoute en tant que pratique. Dans l’attitude d’écoute même, cet « ouïr » brut peut correspondre à une pratique déconcentrée de l’écoute, susceptible d’engager le corps dans d’autres activités. D’autres propos de Schaeffer nous y invitent :

‘« […] en 1 et 2, qu’il s’agisse de toutes les virtualités de perception contenues dans l’objet sonore, ou de toutes les références causales contenues dans l’événement, l’écoute se tourne vers un donné concret, en tant que tel inépuisable, bien que particulier »180

En effet, comment ne pas voir dans ce « donné concret en tant que tel inépuisable, bien que particulier » une pertinente définition de notre objet ? Sa pratique essentiellement itérative, et en même temps choisie, semble singulièrement répondre à quelque chose qui serait de l’ordre du sonore inépuisable, et particulier.

3. Entendre (des objets sonores qualifiés dans une perception sonore qualifiée) : cette écoute, réduite donc, selon les termes de Schaeffer, ne joue clairement pas un rôle déterminant dans la pratique d’écoute de notre objet. Elle est restrictivement définie comme une écoute de spécialiste, qui ne peut renvoyer à l’attitude d’écoute d’un auditeur ordinaire.

4. Comprendre (un sens véhiculé par des signes) : nous sommes là au cœur de l’écoute privilégiée pour une chanson, dès lors que son texte est constitué de sons qui forment des signes de la langue, et partant véhiculent un sens. L’écoute sémantique y est donc primordiale : tout auditeur y cherche un sens, et investit le son de valeurs qui lui permettent de le construire. Par ailleurs, relativement à l’autre « langage » concerné dans l’écoute d’une chanson, la musique, ce « comprendre » musical ne peut se poser en termes équivalents dès lors que la question du signe musical est problématique. Enfin, le « comprendre » sémio-linguistique perd de sa pertinence dans une pratique d’écoute distraite et itérative. En effet, l’on rejoint ici des limites équivalentes à celles de l’ « écouter » : écouter des chansons dans l’objectif de « comprendre » un message délivré n’a guère d’intérêt en soi, une fois le message assimilé et compris. Partant, le « comprendre » concernant l’écoute des chansons intègre probablement d’autres modalités de construction du sens, et mérite un repositionnement.

Ce court examen construit, dans les réserves que nous avons formulées, deux secteurs potentiellement privilégiés pour l’écoute ordinaire de chansons :

Notes
179.

Partie I, chap.2, III, p. 58.

180.

Schaeffer, cité par Chion, 1983 : 26.