1.3.Implications sémiotiques de l’activité d’écoute
Il nous semble que ces observations des relations entre le sujet percevant et son objet d’écoute peuvent permettre d’aborder nos chansons en restant au plus près de l’objet « réel » et de son vécu par l’auditeur, plutôt qu’en construisant un objet fantasmé et idéal de recherche. Par conséquent, nous bâtissons nos hypothèses de recherche dans cette optique. Il apparaît alors que chacune des attitudes d’écoute révèle des propriétés du sujet percevant, de l’objet perçu, et éclaire sur les éventuels processus sémiosiques en jeu :
- l’ « ouïr » implique un sujet percevant que l’on peut rapprocher de l’instance de non-sujet proposée par Coquet dans son ouvrage La quête du sens
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. Coquet considère l’activité de discours comme inséparable de l’expérience concrète et vécue de la réalité et, de fait, accorde une priorité absolue au discours en acte, responsable du mode de présence du sujet au monde et fondateur de son identité. Il pose alors l’instance d’énonciation des discours comme clivée en deux instances : le sujet, qui assume une assertion du discours, assertion qui implique un jugement ; le non-sujet qui bien que fonctionnel pour la prédication du discours, n’est pas en mesure de l’assumer. Pour l’auteur, il s’agit plutôt ici de catégories opérantes pour la production du discours, et partant concernant l’énonciateur. Il nous semble intéressant d’envisager qu’elles puissent être également opérantes pour la réception du discours, et évoquer l’hypothèse d’un énonciataire qui « n’assumerait pas » son écoute. En effet, cette deuxième instance, le non-sujet, semble faire écho à notre sujet percevant le « ouïr », dans la mesure où il subit en quelque sorte les effets de la matérialité sonore dans son corps. Au demeurant, ainsi que le souligne Bertrand dans son propos consacré à la sémiotique des passions :
‘« […] l’importance de la matérialité sensible du signifiant […] conduit à reconnaître l’irréductible implication du corps propre dans l’événement du langage et à dégager, à côté d’une structure du jugement qu’assume le sujet du discours, une "structure de la passion" qu’il n’assume pas »
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Nous discuterons ces questions ultérieurement, au regard de nos analyses. Retenons dans l’immédiat ce point : l’instance d’énonciation concernée par ce « ouïr » fait effectivement écho au sujet « pathémique », tel que l’évoque Coquet :
‘« Le sujet pathémique ne peut se détacher de son inhérence à lui-même, inséré, engoncé dans les impératifs sensibles du corps propre, "part opaque" de son être dans le monde. Le corps est l’instance du non-sujet »
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En effet, son « inhérence à lui-même » que l’auteur mentionne peut répondre à la dimension « subjective » de cette écoute ; de même, les « impératifs sensibles du corps propre » trouvent dans le caractère « concret » de cette écoute une résonance certaine. Nous en retenons un premier point pour notre projet sémiotique : nous devons trouver un moyen de prendre en compte la dimension sensible des chansons, et nous devons trouver un cadre théorique sémiotique susceptible d’intégrer cette dimension sensible comme non secondaire, comme fondamentale aux opérations sémiotiques en jeu.
- le « comprendre » implique un sujet percevant qui recherche dans son attitude d’écoute ce qu’il peut en tirer d’intelligible. Par conséquent, concernant la chanson, il pourrait effectivement sembler légitime de limiter ce « comprendre » à l’interprétation sémio-linguistique des paroles, dès lors que leur préhension permet d’accéder aux contenus verbaux, dimension intelligible par excellence. Ceci étant, nous l’avons signalé, cette conception du « comprendre » ne nous satisfait pas : d’une part elle annule la part intelligible du discours pluricode, dans ce qu’il a de musical, et de fait désolidarise la totalité sonore ; d’autre part, en cantonnant ce « comprendre » à la seule préhension des significations verbales, l’on fait fi des incidences d’une pratique d’écoute distraite et itérative des chansons. Pour le dire autrement, il nous semble que l’objet tel que pratiqué par l’auditeur incite à concevoir un « comprendre » qui déborde les stricts contenus verbaux, voire qui les « englobent » en quelque sorte, comme dépassant cette dimension verbale régissante, sans y être entièrement assujetti. Par ailleurs, si ce « comprendre » dépasse la dimension verbale, reste-t-on encore dans le domaine du comprendre tel que défini ici, c’est-à-dire assignant au son une fonction de langage ? Ces observations n’incitent-t-elles pas à envisager d’autres modes du sens, qui n’enferment pas l’objet dans cette « compréhension de valeurs véhiculées par le son », mais qui au contraire ouvrent l’objet vers une génération toujours renouvelée, subjective, de valeurs à investir ? Aussi nous en déduisons ce deuxième point : il nous faut trouver une manière d’aborder notre objet qui nous permette d’envisager cette dimension intelligible comme un canevas susceptible d’accueillir des valeurs « subjectives », c’est-à-dire inhérentes au sujet qui écoute, et dont par conséquent les significations ne sont pas définitivement arrêtées.