2.1.Plan de l’expression / plan du contenu

Dans son ouvrage Sémiotique musicale, Tarasti pose deux niveaux d’appréhension des objets musicaux :

‘« Dans tous les modèles musicaux, on peut distinguer, en gros, deux niveaux : (1) le niveau du signifiant – la musique qu’on écoute, les stimuli physiques, le matériel musical ; et (2), le niveau du signifié – les concepts, les pensées et les émotions soulevées par la musique : le contenu, que ce soient les procès modaux antérieurs à la musique, ou le niveau de décodage ou des démodalisations, c’est-à-dire l’articulation du contenu émotionnel par l’auditeur après un événement musical.»185

Ce faisant, il pose somme toute la distinction de base, commune à tout système de signes, telle qu’elle a été postulée par Hjelmslev, et homologuée par ses successeurs : il s’agit de la distinction entre les deux plans de tout langage, le plan de l’expression et le plan du contenu, dont la corrélation est à l’origine de la sémiosis même. Notons cependant que la distinction de Tarasti est inégale quant à la précision de chacun des niveaux, signifiant et signifié. Pour le niveau du signifiant, la définition est homogène et ne semble pas poser de difficulté : il se résume à la matérialité du musical ; pour le niveau du signifié, Tarasti, dans cette citation, regroupe des éléments qui semblent assez hétéroclites : des signifiés liés en propre à l’objet musical, et en quelque sorte internes, (« les procès modaux antérieurs à la musique »), des signifiés liés aux effets de la musique sur l’auditeur (« l’articulation du contenu émotionnel par l’auditeur après un événement musical »). Cette hétérogénéité du plan du contenu pose de fait en filigrane la problématique du sens de la musique.

Relativement à la chanson, la conception de ces deux plans se complexifie encore, et engendre des questionnements concernant leurs relations, pour la raison suffisante, mais non unique, que les signes y sont polysémiotiques

Il apparaît utile ici, de faire brièvement le point sur nos choix terminologiques pour la désignation de notre objet, au regard de ses propriétés sémiotiques. Rappelons donc que la chanson est une sémiotique-objet que l’on qualifie ordinairement de « sémiotique syncrétique », au vu de la définition qu’en donnent les auteurs du Dictionnaire raisonné de la théorie du langage :

‘« […] seront considérées comme syncrétiques les sémiotiques qui – tels l’opéra ou le cinéma – mettent en œuvre plusieurs langages de manifestation. »186

Elle met effectivement en œuvre deux « langages de manifestation », la musique et le langage verbal. Pour autant, cette dénomination, « syncrétique », porte à confusion et n’est pas approuvée par tous les auteurs. Citons Klinkenberg :

‘« On a parfois appelé sémiotiques syncrétiques des manifestations sémiotiques mélangeant des éléments provenant de plusieurs sémiotiques différentes. Cette appellation est doublement critiquable. D’abord parce que le mot sémiotique n’y est pas adéquat : ce ne sont pas les sémiotiques elles‑mêmes qui sont syncrétiques, mais les énoncés observés. Il vaudrait mieux parler de "discours syncrétique". Ensuite, le mot syncrétisme renvoie généralement à une combinaison d’éléments peu cohérente. Nous préférerons donc discours pluricode à l’expression "discours syncrétique". Nous entendrons par là toute famille d’énoncés considérée comme sociologiquement homogène par une culture donnée mais dans laquelle la description peut isoler plusieurs sous-énoncés relevant chacun d’un code différent. »187

L’ambiguïté du terme réside, semble-t-il, dans l’extension de son acception. Pour Klinkenberg, « syncrétique » est impropre à désigner un discours pluricode, dans la mesure où le terme réfère à la nature hétérogène de la manifestation des énoncés, et désigne restrictivement une caractéristique de son plan de l’expression.

Relativement à notre objet et à notre approche, cette distinction n’apparaît pas superflue. En effet, dès lors que nous travaillons sur la totalité audible, en tant qu’elle parvient aux oreilles de l’auditeur, notre appréhension de l’objet concerne directement le plan de l’expression de la chanson, et partant la manifestation des énoncés. Ce plan de l’expression est effectivement de nature hétérogène, dans la mesure où la substance manifestée est à la fois de nature vocale et instrumentale. Par conséquent, nous retiendrons les distinctions de Klinkenberg : nous qualifierons la sémiotique-objet de sémiotique pluricode, lorsque nous évoquerons sa propriété d’être constituée de plusieurs langages de manifestation ; nous réserverons le terme « syncrétique » pour caractériser son plan de l’expression, dans l’observation des discours, auquel nous adjoignons le terme « multi-modal », pour qualifier la substance manifestée, à la fois vocale et instrumentale.

Ainsi donc, en chanson, les signes sont polysémiotiques, l’expression manifestée relevant, au moins188, de deux sémiotiques distinctes, le musical et le sémio-linguistique. Admettons dans un premier temps, et a priori, la définition du DRTL concernant les deux plans :

‘« A la suite de Hjelmslev, on désigne par plan de l’expression le signifiant saussurien pris dans la totalité de ses articulations, comme le recto d’une feuille dont le verso serait le signifié […]. Le plan de l’expression est en relation de présupposition réciproque avec le plan du contenu, et leur réunion, lors de l’acte de langage, correspond à l’acte de sémiosis.»189

En accord avec cette définition, nous pouvons schématiser les différents plans, expression et contenu, telles qu’ils se confrontent dans notre objet pluricode, de la façon suivante :

Ce schéma permet de visualiser l’entrelacement des différents plans lorsque l’on a affaire à un objet où deux systèmes de signes sont à l’œuvre simultanément. Les grandeurs posées ici peuvent effectivement correspondre à une représentation simple et abstraite du caractère pluricodique de la chanson. Cependant, il est évident qu’une telle représentation ne rend pas compte de la complexité du phénomène, et des implications théoriques qu’il entraîne. La définition de chacune des grandeurs, qu’elle soit considérée pour elle-même ou dans sa relation avec les autres, soulève pour la chanson des questions nombreuses et hétérogènes :

a) comme nous venons de le souligner, la notion même de signifié musical est problématique. Ce postulat de base posant la distinction des deux plans du langage soulève en soi des questions complexes lorsqu’il s’agit de musique, et la définition de Tarasti concernant son plan du contenu en est une illustration. La raison essentielle est que le statut du signe musical n’est pas arrêté pour la plupart des musicologues et sémioticiens de la musique, étant données les difficultés à attribuer des significations au musical. Les auteurs s’accordent à reconnaître que la musique a un sens, dans la mesure où, comme le dit Rosen : « […] on peut dire que le plaisir pris à la musique est bien le signe que nous la comprenons ; c’est la preuve qu’elle nous est intelligible »190. Cependant, les difficultés apparaissent dès lors que l’on tente de définir ce sens, d’expliciter dans un métalangage inévitablement verbal le contenu de ces significations. Nattiez résume ainsi ces difficultés :

‘« Ce qui explique le laxisme des significations musicales, c’est que leur contenu est en partie déterminé par des situations (psychologiques, sociales, historiques, présence ou absence d’un contexte linguistique ou dramatique, etc.) sans cesse changeantes. De plus, il est bien clair – Molino et Imberty insistent là-dessus – que la signification d’une musique n’accède pas nécessairement à la conscience du sujet sous forme verbalisée, mais aussi sous formes d’impressions et de sensations vagues […]. »191

Rosen exprime sous un autre angle la même préoccupation lorsqu’il dit :

‘« […] comprendre la musique signifie, dans une large mesure, « se sentir bien » avec elle ; la musique doit se conformer à ce que nous attendons en termes de grammaire et de syntaxe musicales, et c’est alors seulement qu’il nous est possible de lui conférer une signification, en partie par tradition (la musique lente en mode mineur est souvent mélancolique, par exemple), en partie, il faut bien le dire, par caprice, selon le libre jeu de notre imagination. »192

Ces positions peuvent se résumer à la conclusion que pose Imberty dans son appréciation de la musique en tant que langage :

‘« […] il convient de relever avec H. Lefèvre une confusion entre sens et signification : pour lui, l’œuvre musicale a un sens, mais n’a pas de signification, c’est-à-dire qu’il n’est pas possible de définir des relations entre signifiant et signifié de la même façon que dans le langage. On a vu que, malgré le poids de la convention, le signe musical est motivé et, en ce sens, la musique n’est pas un langage ; cependant, elle révèle quelque chose qui n’est pas réductible à la seule forme, et qui s’élabore pour l’auditeur lors de l’écoute. »193

Nous pouvons dégager de ces réflexions deux observations importantes. Il semble effectivement davantage opportun d’évoquer le plan du contenu du musical en terme général de sens plutôt que de significations. Dans cette perspective, il ne nous paraît pas abusif d’abandonner l’idée d’une corrélation possible et arrêtée entre un signifiant musical et ses signifiés éventuels. La relation s’avère à l’évidence difficile à établir et ce fait invite à reconsidérer la notion même de sémiosis concernant ce qu’il devient impropre, dans ce cadre, de nommer le « langage » musical. Ce sont sans doute d’autres fonctionnements qui pourront révéler un certain sens du musical.

Par ailleurs, ce sens, puisqu’il existe, semble avoir des caractéristiques particulières. Les termes employés par les auteurs, « impressions » et « sensations vagues » pour Nattiez, « se sentir bien » pour Rosen, impliquent d’une part une instance d’énonciation qui instaure ce sens en l’éprouvant, d’autre part un objet musical qui, par ses qualités sensibles au moins, est susceptible d’éprouver ce Sujet. Cependant, le « se sentir bien » de Rosen ne se réduit pas à une seule « sensation ». Rosen pose implicitement une sorte d’adéquation entre les attentes d’un auditeur, et ce qu’est censé signifier la musique (un objet « conforme »). En d’autres termes, cette notion de sens pour la musique, semble impliquer à la fois une dimension intelligible et une dimension sensible. Nous dirons donc pour l’instant que, dans tous les cas, l’accès au sens de toute musique implique de toute évidence la prise en compte d’une subjectivité assumée, instituant de fait le Sujet ultime de l’énonciation comme seul interprète possible de ce sens, et la prise en compte de la matérialité de l’objet de perception, seule entité authentiquement susceptible d’être « perçue par les sens » de ce même Sujet.

Les contours de cette question sont encore modifiés par le caractère syncrétique de l’expression musicale. En chanson, la matérialité musicale n’est pas homogène. Elle est immanquablement altérée par une matérialité vocale qui, tout en l’intégrant, manifeste du verbe : l’expression ainsi manifestée forme un plan qui n’est pas à considérer comme la somme des matérialités qui le compose, mais bien comme une matérialité nouvelle, qui, dans son entièreté, affecte le Sujet percevant. Or, cette matérialité a alors la particularité de manifester dans la même substance une expression musicale sans contenu défini, et une expression verbale inévitablement reliée, elle, à des contenus verbaux identifiables.

b) concernant le plan des contenus verbaux, nous pouvons lui assigner la même remarque. D’une part, la substance de cette expression est hétérogène et se concrétise elle aussi dans une matérialité à la fois linguistique et musicale : les unités linguistiques, phonèmes, morphèmes, mots ou phrases, se réalisent à travers des hauteurs, des durées, des timbres, etc., engendrant ainsi une prosodie singulière, qui assimile l’ensemble de la musicalité, mélodique et prosodique. D’autre part, cette expression est inextricablement mêlée à l’expression musicale globale de l’œuvre, qui, comme nous venons de l’observer, semble englober différents modes du sens.

c) Enfin, l’écoute d’une chanson provoque du point de vue de l’instance énonciative un phénomène qui lui est propre : il s’y produirait comme un télescopage de deux actes d’énonciation. Le sujet de parole, l’énonciateur-chanteur, malgré les opérations de débrayage inhérentes à toute activité symbolique, est présent à l’énonciataire-auditeur, par l’intermédiaire de sa voix chantée. Il y a alors rencontre, collision entre les deux pôles de l’instance énonciative, l’ici/maintenant de l’énonciateur pénétrant inévitablement, par la voix incarnée, l’ici/maintenant de l’énonciataire. Ainsi, quels que soient les contenus de la composante verbale, l’auditeur est confronté à une sorte d’embrayage constant et concomitant, duquel il ne peut se défaire, embrayage matérialisé par la voix du chanteur. Son propre acte d’énonciation est en quelque sorte co-présent d’un autre acte d’énonciation pour lui également « en train de se faire », puisqu’il écoute la voix chantée d’un autre Sujet au monde. Ce phénomène a sans doute des conséquences pour la compréhension des fonctionnements de l’objet, conséquences qui ne sont appréhendables qu’au travers de la prise en compte des implications sémiotiques de la voix chantée.

L’ensemble de ces points nous mène à la constatation suivante : la distinction des deux plans, expression et contenu, ainsi que l’opération de sémiosis qu’elle sous-tend, bien que reconnue traditionnellement comme le fondement de toute activité sémiotique par laquelle nous comprenons les discours, semble ne pas être adaptée, telle quelle, à l’appréhension de notre objet. En effet, elle implique une reconnaissance et une délimitation homogène des signes qui n’est pas opérante en chanson, au vu du statut flottant du signifié musical. Par ailleurs, elle démantèle l’objet pluricode et impose une prédominance de la dimension verbale en tant que sémio-linguistique qui possède un plan du contenu articulé et organisé, et n’offre pas la possibilité de conserver le « tout de signification » comme l’entité faisant sens. Enfin, elle ne tient pas compte de la prééminence de la substance de l’expression, dans un objet sonore et musical comme le nôtre, où la matérialité et l’organisation de cette substance semblent effectivement assumer un rôle primordial dans les conditions d’émergence de ce sens. Or, au regard de notre projet de recherche, de nos réflexions concernant les activités d’écoute, et des modes analytiques que nous en avons déduit, il apparaît que cette substance de l’expression est justement l’étendue privilégiée par laquelle nous accéderons à l’objet et à son analyse. Dans ces circonstances, il semble indiqué de chercher une autre façon d’aborder ces fonctionnements sémiotiques. Nous trouvons dans la thèse soutenue par Jacques Geninasca concernant l’interprétation des discours littéraires et esthétiques, des échos à nos préoccupations.

Notes
185.

Tarasti, 1996 : 112.

186.

Greimas et Courtés, 1993 : 375.

187.

Kinkenberg, 1996 : 231-232.

188.

Il semble que certains paramètres du son, non formalisés dans les définitions théoriques du système musical (grain, attaque, dynamique, etc.) puissent activer d’autres sémiotiques et faire du système musical une sémiotique pour le moins complexe.

189.

Greimas et Courtés, 1993 : 140.

190.

Rosen, 1998 : 12.

191.

Nattiez, 1975 : 6.

192.

Rosen, 1998 : 20-21.

193.

Imberty, 1975 : 91.