2.2.J. Geninasca : interprétation des discours littéraires et esthétiques194

Partant du postulat, reconnu par l’ensemble des théories linguistiques et sémiotiques, de considérer tout discours comme un ensemble signifiant dont la communicabilité tient à ceci qu’il est intelligible et cohérent, intelligible parce que cohérent, Geninasca fait le constat que les grammaires textuelles en linguistique, tout comme les modèles génératifs en sémiotique, n’ont pas été aptes à fournir une théorie des discours susceptible de rendre compte de cette cohérence. Il remet en question les approches traditionnelles en linguistique, relevant de la grammaire discursive, dont il estime qu’elles ne peuvent expliciter ni la nature, ni le fonctionnement de cette cohérence, une telle tâche revenant selon lui à la sémiotique :

‘« Distinct de la somme des phrases qui constituent la matérialité d’un texte dont l’unité ne peut se penser en termes d’enchaînements, contrairement à ce que l’on a pu prétendre, le discours n’est pas interprétable à la manière d’une grande phrase. Phrase et discours sont deux grandeurs incommensurables relevant de deux disciplines autonomes et néanmoins complémentaires, la linguistique et la sémiotique. » ’

Il n’en dénonce pas moins l’incapacité des sémiotiques génératives à rendre compte de cette cohérence :

‘« Le modèle du "parcours génératif" est supposé décliner et décrire les paliers qui mènent progressivement des structures sémio-narratives et, en premier lieu, du "carré sémiotique", à un "tout de signification" curieusement appelé "discours", bien qu’il soit indépendant de et antérieur à toute manifestation textuelle. L’apparition du "discours concret", quant à elle, présuppose la sémiosis, une opération chargée d’établir une relation de présupposition réciproque entre les plans, jusque là disjoints, du contenu et de l’expression. La cohérence du discours énoncé procède donc du "tout de signification" généré à partir de la structure élémentaire de la signification ou d’un "univers sémantique" pensé comme un réseau (une structure ?) regroupant un ensemble de carrés sémiotiques. La sémiotique "standard" de Greimas est en premier lieu et essentiellement une sémantique. Elle ne permet pas de fonder une théorie des discours et de leur interprétation. » ’

Il ajoute ailleurs :

‘« Qu’elles situent la sémiosis  au terme du parcours génératif ou dans un corps propre considéré comme référence première et incontournable, les sémiotiques génératives195 ne sont jamais parvenues à formuler un modèle qui rende compte du passage du "discours" ou "texte" qu’elles sont supposées générer à l’énoncé matériel, comme tel soumis à la perception, qui en serait la manifestation »’

Geninasca désigne explicitement les achoppements de ces deux conceptions : l’une néglige la dimension globale et non linéaire des discours littéraires, l’autre construit une théorie de l’interprétation de ces discours qui n’envisage qu’un seul mode du sens, dissociant la génération d’un « tout de signification » appelé « discours » de l’existence d’une « manifestation », du « discours concret » qui lui serait, par définition, postérieure. Par ailleurs, il écarte de son champ de réflexion les « sémiotiques interprétatives »196 qui selon lui, en s’en remettant à la notion peu contraignante de « sémiosis illimitée », ne se préoccupent pas précisément de la question de la cohérence des totalités discursives.

Fondant sa réflexion théorique sur l’observation de phénomènes qui ont lieu notamment dans les discours poétiques, phénomènes rythmiques, prosodiques, structuration des textes en parties, rapports des parties au tout, etc., il dégage un cadre théorique qui veut prendre en compte trois points fondamentaux : la nature structurale des discours littéraires, la prise en compte de leur dimension sensible dans leur interprétation, l’instance d’énonciation comme seule entité susceptible d’instaurer les significations. Il entend ainsi construire une théorie interprétative des discours littéraires qui prenne en considération le discours effectivement manifesté, dans sa matérialité et sa non-linéarité, et qui prévoit de conceptualiser le passage de cette manifestation à son interprétation.

Pour ce faire, il préconise l’abandon du concept de sémiosis et de ses présupposés, les deux plans du langage, et pose comme radicalement distincts l’objet textuel en tant qu’il est un énoncé verbal relevant de la linguistique et établit par la philologie, et le texte en tant qu’il est ce même énoncé « informé d’une organisation discursive destinée à assurer l’émergence d’un ensemble signifiant, ou discours ». L’objet textuel devenu texte discursivement interprétable parce qu’investi d’une forme, est alors le lieu de ce que Geninasca nomme une opération de « transsubstantiation », où les termes et les relations dont il est informé sont transposés par l’instance énonciative sur la dimension sémantique, à l’aide de stratégies de cohérence : c’est donc par l’existence de cette forme dans le texte, et par la préhension de cette forme par une instance énonciative à l’aide de stratégies, que l’« instauration de la totalité signifiante d’un discours » s’établit.

Cette conception du discours implique effectivement de dépasser l’opposition classique de l’expression et du contenu, dans la mesure où i) la forme dont il est question ici ne correspond ni restrictivement à la matérialité manifestée, ni à l’objet textuel « signifiant » en dehors de toute opération énonciative, mais bien à la prise en charge par l’instance d’énonciation de cette matérialité structurée en morphologies, prenant en compte tout autant les termes que leurs relations ; ii) elle ne demande pas à être mise en corrélation avec des contenus, mais porte en elle-même les conditions nécessaires à l’instauration de la cohérence discursive par l’instance énonciative.

Cette cohérence ainsi conceptualisée correspond pour Geninasca aux conditions d’élaboration de l’unité intelligible des discours littéraires. Reste à intégrer dans ce raisonnement la dimension sensible des discours littéraires, et plus généralement esthétiques. L’auteur part du constat que dans les discours esthétiques, dits non transitifs, la dimension sensible est primordiale et sa saisie indispensable pour leur herméneutique, contrairement aux discours transitifs où elle est ordinairement accessoire. Il en déduit que cette dimension collabore pleinement à l’instauration de la totalité signifiante, dans un mode du sens qu’il qualifie d’ « impressif ». Il définit alors la dimension sensible comme une « saisie impressive, solidaire de la perception et de la sensation actuelles » qui s’intègre à une signification discursive globale. De cette saisie naîtrait la cohésion des discours esthétiques, qui répondrait aux conditions d’élaboration de leur unité sensible. Ainsi, pour Geninasca :

‘« La communication littéraire n’a rien à voir avec la transmission de messages, elle présuppose en revanche, de la part de l’auteur-lecteur et du lecteur-auteur, l’exercice d’une stratégie de cohérence en même temps que l’expérience d’une cohésion perceptive, ou comme on dit aujourd’hui, sensible. » ’

Nous aurons l’occasion d’approfondir cette théorie de l’interprétation des discours esthétiques que propose Geninasca au regard des résultats de nos analyses. Il s’agit dans l’immédiat d’apprécier dans quelles mesures elle peut, dans ses principes fondamentaux, se poser comme le cadre théorique sémiotique le plus adapté à notre projet de recherche et à l’analyse de notre objet.

Notes
194.

Nous synthétisons ici la pensée de Geninasca à partir de deux de ses articles, Que la cohérence des discours littéraires échappe aux contraintes proprement linguistiques et Quand donner du sens c’est donner forme intelligible (Geninasca, 2004a , 2004b).

195.

Dans lesquelles il inclut les sémiotiques post-greimassiennes qui, du fait qu’elles se réclament des mêmes modèles classiques, tombent sous le coup des mêmes insuffisances. Sont visées ici les « sémiotiques du continu », notamment les approches tensives de Zilberberg et Fontanille.

196.

Théories sémiotiques portées et défendues par Eco. « Relativement peu soucieuse de l’organisation des énoncés verbaux, les sémiotiques interprétatives ont ceci de particulier qu’elles subordonnent la question de la cohérence discursive au double respect d’un savoir de nature encyclopédique et des principes de la pensée logique dont dépend la vraisemblance, celui de notre "monde" ou celui d’un quelconque "monde possible". […] Or tous les textes ne satisfont pas au présupposé qui voit dans un savoir encyclopédique régi par les lois de la logique la condition universelle de l’intelligibilité. Les discours esthétiques échappent à la pratique herméneutique des sémiotiques interprétatives. ».