2.3.De la chanson comme discours esthétique intelligible et sensible

Les quelques remarques que nous avons consignées concernant l’inadéquation de l’opposition classique expression / contenu, et les apories d’une sémiosis dont on ne saurait expliciter les fondements pour notre objet pluricode, incitent à écarter les sémiotiques génératives comme cadre théorique susceptible de permettre de rendre compte des fonctionnements sémiotiques de notre objet. Citons pour nous en convaincre Fontanille qui expose, lors d’un séminaire consacré à l’état de la recherche actuelle sa « description prototypique des courants greimassien, post-greimassien ou péri-greimassien » :

‘« [une école] qui fait le pari d’un contenu articulable, notamment dans le cas de sémiotiques qu’on appelle "syncrétiques", c’est-à-dire qui entremêlent plusieurs modes et plusieurs codes, met en œuvre des modèles de contenus, des modèles narratifs, à partir desquels sont sélectionnées les figures pertinentes de l’expression. »197

Les méthodologies impliquées ici postulent un plan du contenu articulé, postulat hasardeux relativement au caractère musical de notre objet, et une expression pertinente du seul point de vue de sa corrélation avec l’articulation de ce contenu, ce qui ne permet pas d’envisager l’objet dans sa réception en tant que totalité sensible sonore.

Par ailleurs, les sémiotiques interprétatives, en privilégiant, dans l’interprétation des discours, leurs relations aux savoirs encyclopédiques, et la construction d’univers sémantiques de référence, auraient certes l’avantage de relier l’interprétation de l’objet chanson à sa dimension sociale et de le prendre en compte comme « fait social ». Cependant, nous l’avons argumenté, cette approche ne correspond pas à nos orientations de recherche : elle invite de fait à privilégier la composante verbale des chansons, et apporterait sans aucun doute des réponses à la question « qu’est-ce que cela signifie ? », mais est moins pertinente pour réfléchir sur le « comment », et partant sur les conditions de la construction du tout de signification, dès lors qu’elle pose comme secondaire sa spécificité d’objet artistique sonore.

Ces constatations peuvent être suffisantes pour envisager l’approche de Geninasca comme potentiellement intéressante pour constituer le cadre théorique privilégié de notre recherche. Par ailleurs, les éléments sont multiples, bien qu’intervenant à des niveaux divers, qui contribuent à corroborer cette intuition :

a) La matérialité de l’objet : une chanson, dans sa matérialité hybride, musicale et verbale, concentre une expression de type suprasegmental. Sa composante verbale, de nature poétique, est susceptible de développer des phénomènes prosodiques et rythmiques  qui trouvent dans sa composante musicale une substance apte à les manifester, certains de ces traits étant inclus dans son système même (hauteurs et durées notamment). L’ensemble de cette matérialité est de nature sonore, et affecte par conséquent directement nos sens. Il n’est alors aucun doute que la dimension sensible y est capitale et qu’elle contribue assurément à la construction du tout de signification.

b) La nature structurale de l’objet : la « nature structurale » des discours esthétiques évoquée par Geninasca constitue en chanson une caractéristique prégnante et incontestablement fondamentale, au point d’intégrer sa définition minimale, les notions de couplet et refrain renfermant en elles-mêmes des implications d’ordre structural. La division du continuum sonore en différentes parties, les relations entre parties et tout, l’importance de la prise en compte de la totalité audible, etc. laissent présager que la structure dont une chanson est informée construise une part substantielle de son intelligibilité.

c) L’expérience vécue de l’auditeur : en tant qu’objet musical, la réception d’une chanson implique de fait une herméneutique dans laquelle l’expérience vécue de l’énonciataire-auditeur est essentielle. Cette considération trouve un double écho dans la pensée de Geninasca : la prépondérance du texte 198 sur l’objet textuel ; l’instance d’énonciation comme seule entité susceptible d’instaurer ce texte.

Notes
197.

Fontanille, État de la Recherche actuelle, 5/11/03.

198.

Il s’agit évidemment de ne pas confondre ce texte avec la composante verbale d’une chanson. Nous entendons bien ici l’ensemble du « discours concret chanson », tel qu’il se manifeste dans sa totalité audible.