2.4.Conclusions

Nous fondons notre problématique au croisement de ces deux démarches, concernant l’activité perceptive des chansons d’une part, et nos réflexions sémiotiques d’autre part. Nous estimons que nous offrons ainsi à la fois des fondements cohérents à notre projet sémiotique de recherche, et des justifications quant à l’activité analytique que nous comptons mener, en adéquation avec lui. Nous résumons ici notre raisonnement.

Dès lors que nous nous intéressons aux modes d’émergence du sens, et non aux significations pour elles-mêmes, autrement dit dès lors que notre recherche vise le « comment cela signifie-t-il ? » plutôt que le « qu’est-ce que cela signifie ? », la théorie des discours esthétiques proposée par Geninasca nous semble la plus adaptée pour en constituer le cadre théorique privilégié. Elle pose le discours comme le résultat d’une opération énonciative qui vise à faire émerger du texte informé un ensemble signifiant, au travers de stratégies de cohérence et de cohésion. Selon l’auteur, cette forme porte en elle‑même les conditions de cette émergence, et ne nécessite pas d’être mise en relation avec des contenus. Cette conception nous permet d’une part de contourner la difficulté de statuer sur le statut sémiotique du plan du contenu du musical ; d’autre part de satisfaire à notre exigence de considérer l’objet comme « tout de signification » sonore et musical, sans pour autant renoncer à en découvrir ses modes d’émergence du sens. En effet, si l’on émet l’hypothèse que cette forme, au sens geninascaien, manifeste dans ses termes et relations des valeurs ou des processus susceptibles d’être transposés par l’instance énonciative sur la dimension sémantique, nous devrions être en mesure d’y découvrir quelques éléments de réponse quant aux stratégies par lesquelles l’auditeur instaure la totalité signifiante, et partant de mettre à jour des modes spécifiques d’émergence du sens. Notre attention se focalise alors entièrement sur ce texte informé, qui pour nous est une totalité audible. Par conséquent, nous ne chercherons pas particulièrement à expliciter des contenus préalablement déterminés. Ce qui signifie en d’autres termes que, contrairement aux approches traditionnelles consacrées à notre objet, nous nous affranchissons de la dimension sémio-linguistique en tant que telle, et nous ferons très peu référence aux contenus verbaux de nos chansons. Cette orientation définit la délimitation de notre recherche, tout en fondant les conditions de sa pertinence. Ce faisant, nous ne renions pas le schéma posé plus haut concernant les différents plans de l’objet pluriciode. En effet, nous y avons posé au centre la VOIX. Or, il nous apparaît que la voix est effectivement la notion‑clef régissant l’objet sonore chanson. Nous entendons bien ici non pas la voix en tant que substance de l’expression du sémio-linguistique, ni même la voix en tant que substance de l’expression du musical, mais la VOIX comme lieu de tous les syncrétismes,propre à notre objet : à la fois être et faire, contenu et expression, sujet et objet, elle est le lieu des opérations et conversions énonciatives en jeu, et partant lieu de la génération, de l’absorption, de la réalisation, de l’ensemble des fonctionnements sémiotiques en jeu dans cet objet. Nous posons ainsi deux appréhensions distinctes de la voix dans notre travail : une appréhension de la voix‑substance, c’est la voix de notre objet musical chanté, et il s’agit alors de la considérer comme une matérialité audible, sonore et musicale, au même titre que l’ensemble des éléments manifestés ; une appréhension de la VOIX dans sa pertinence sémiotique, qui relève pour nous des problématiques globales de l’énonciation et de la présence. Cette voix affleure dans toutes nos analyses, et les présume autant qu’elle les subsume.

L’examen de l’activité d’écoute telle que conçue par Schaeffer nous aura permis de délimiter nos modes d’analyse. Il apparaît que les chansons font sens pour l’auditeur essentiellement au travers de deux écoutes, « comprendre » et « ouïr ». Or, nous avons expliqué que pour avoir accès à ce qui est entendu ici, il nous fallait adopter les deux écoutes complémentaires, « écouter » et « entendre ». Nous sommes en mesure de rendre compte de l’ « écouter », dès lors qu’il relève d’une relative objectivation de l’objet et que cette objectivation est liée à la description de la dimension musicale, au sens large du terme. En revanche, nous avons conscience d’être limitée dans l’accès à l’ « entendre », dès lors que la dimension subjective y est plus importante, et que les outils de description à notre disposition sont plus flous. Dans ces conditions, nous estimons que nous pouvons compenser ces manquements par un traitement de l’entendre qui relèvera d’une sémiotisation des phénomènes sonores, cette alternative étant justifiée par la nature de notre intention d’écoute en tant que sémioticien. Par ailleurs, dès lors que nous souhaitons faire abstraction des significations verbales, afin d’observer les phénomènes en dehors de la dimension sémantiquement dominante, nous adopterons dans notre attitude d’analyste un « écouter » et un « entendre » dans lesquels dimension verbale et musicale se confondent dans la musicalité globale, sans traitement a priori différencié de l’un et de l’autre. Par conséquent, nous imposons dans nos conditions de travail le même statut sonore aux deux ordres, et nous adoptons une écoute non régie par la dimension verbale. En somme, nous abordons l’objet par son plan de l’expression, que l’on a qualifié de multi-modal, dès lors que la substance manifestée y est à la fois vocale et instrumentale. Les analyses que nous proposerons de nos chansons seront donc le fruit de cette activité analytique d’écoute globale ainsi spécifiée.

L’ensemble de ces réflexions nous permet d’envisager notre objet chanson comme cet ensemble signifiant que l’auditeur instaure en « tout de signification » lors de son écoute, au travers de ses activités d’écoute du « ouïr » et du « comprendre », dans l’expérience réitérée qu’il a de l’objet. Il s’agit en définitive pour nous d’éprouver les hypothèses suivantes : peut-on corréler le « comprendre » de l’activité perceptive à l’instauration par l’instance énonciative de la cohérence intelligible de l’objet ? De même, est-il possible de concevoir, dans un rapport identique, le « ouïr » défini comme permettant l’instauration par l’instance énonciative de la cohésion sensible de l’objet ? L’écoute, selon les attitudes, serait alors à considérer comme un des termes d’une relation englobante entre la perception propre de l’objet et l’activité énonciative qui l’englobe. Du point de vue de l’auditeur-chercheur, l’étude de la cohérence et de la cohésion de l’objet découlera alors de l’interprétation du matériau obtenu lors de ses écoutes analytiques : l’ « écouter » pour expérimenter et expliciter la cohérence ; l’ « entendre » pour expérimenter et expliciter la cohésion.

Dans une superposition de nos deux identités, auditeur et chercheur, nous obtenons une problématique susceptible de se schématiser de la façon suivante :