Chapitre 1. De l’objet perçu à l’objet analysé

Nous considérons la chanson comme un objet sonore et musical, statut que lui confèrent ses pratiques et usages : objet saisi, entendu, éprouvé, dans le hic et nunc du présent d’un auditeur, et ce par le biais de haut-parleurs reliés à son support d’enregistrement. Nous entreprenons de répondre ici à cette question alors incontournable : comment passer de cette expérience vécue lors de l’écoute d’une chanson à l’édification d’un objet abstrait, susceptible d’être étudié et analysé ?

Nous débuterons notre réflexion par le retour à un questionnement élémentaire : qu’est-ce qu’une chanson ? Nous l’avions signalé dans les développements précédents : c’est une expression artistique spécifique, un type de discours fait de paroles et de musique, et constituant un produit de consommation culturel. Cette expression est culturellement instaurée dans nos pratiques de la musique, historiquement étudiée et reconnue, économiquement exploitée, socialement investie, et chacun d’entre nous la connaît et reconnaît comme telle. Pour autant, pour répondre à notre préoccupation concernant ce chapitre, il nous faut préciser la question en ce termes : qu’est-ce qu’un auditeur écoute lorsqu’il écoute une chanson ? Nous pouvons relever les éléments suivants :

  • un phénomène physique caractérisé, relevant de l’acoustique et nommé le son, susceptible de provoquer chez un sujet écoutant des sensations auditives.
  • un son musical, organisé et cadré par son expression musicale, qui s’actualise dans une forme plus ou moins fixée par le genre. Ce son se déploie entre deux pôles, son début et sa fin, dans une durée relativement codifiée ; il se déroule selon des structures repérables ; il exploite des propriétés appartenant au système musical. De fait, cette production, nous l’écoutons comme un discours de type musical, et nous la comprenons comme telle : nous sommes capables d’en extraire les unités pertinentes, les paradigmes structurants, etc. ; nous savons qu’elle est produite par des instruments de musique, ou des appareils électroniques, ainsi que par des voix humaines ; nous identifions l’ensemble de cette production comme émanant d’un corps artistique : chanteurs, musiciens, arrangeurs, etc.
  • un son musical, dont la particularité est d’être créé et enregistré en studio d’enregistrement, avec des techniques qui permettent des captations de micro-phénomènes sonores, des intégrations d’effets de timbre et de texture, des gestions particularisées des pistes d’enregistrement, etc., l’ensemble « modelant » le son musical.

Il apparaît par conséquent que la caractéristique première du son des chansons reste qu’il est effectivement musical. Dans ce sens, il subit un cadrage qui n’existe pas pour les sons non musicaux. Ainsi que l’explique Chion :

‘« […] le fait que le son musical obéisse à une forme spécifique distincte des sons du monde ordinaire et s’organise avec d’autres selon une loi très précise, et surtout peut-être provient d’une source cataloguée comme instrument réservé à la production de sons musicaux, serait l’équivalent d’un cadrage, qui permet que nous le reconnaissions comme appartenant à l’œuvre et non au réel, car, sur le plan spatial, il est totalement mélangé aux sons de la vie. »199

Dès lors, ce cadrage permet la reconnaissance du flux sonore comme étant une œuvre produite, construite, composée, par une instance énonciative émettrice, pour être communiquée à une instance énonciative réceptrice. L’objet construit ici équivaut somme toute à l’objet musical appréhendé en tant que discours. Pour autant, cet objet là, ainsi défini, ne prend pas en charge les deux autres caractéristiques signalées de l’objet écouté. Nous proposons de les appréhender au travers de la distinction entre de ces deux concepts, sonore et musical.

Par commodité, nous n’avions que peu élucidé jusqu’à présent les implications de la distinction entre ces deux termes : « sonore » : qui est propre au son, de la nature du son en tant que phénomène physique ou sensation auditive200 ; « musical » : qui est propre à l’art de la musique. La musique se construisant à partir de sons, et notre objet étant musical, les deux adjectifs peuvent prétendre désigner la même entité chanson à des niveaux différents d’appréhension : dans sa nature physique concrète d’une part ; caractérisant l’objet dans son appartenance à une expression artistique d’autre part. Cependant, au vu de ce que nous venons d’exposer, une troisième conception fait défaut, qui rendrait compte du son travaillé, dont on ne peut douter qu’il façonne la totalité audible, et partant qu’il est impliqué dans la saisie de l’objet par un auditeur.

La conception schaefferienne de l’objet sonore peut fournir quelques pistes. Citons la définition qu’il en donne dans son ouvrage De l’expérience musicale à l’expérience humaine :

‘« Qu’est-ce donc qu’un objet sonore ? C’est tout élément du son qui se donne à la conscience de l’auditeur comme unité de perception. Lorsqu’on a identifié de tels objets dans le continuum sonore, qu’est-ce qui leur confère la qualité musicale ? Autrement dit, qu’est-ce qu’un objet musical ? C’est un objet sonore dont tel caractère est recherché, ou telle valeur appréciée, comme assurant une relation (sensible et intelligible) avec un autre objet (musical). »201

Nous l’avions souligné, l’acception d’objet sonore posée par cet auteur est particulière. L’objet sonore est l’objet de l’écoute réduite, et désigne un élément du son dans l’ensemble d’un continuum sonore, élément susceptible d’être déchiffré comme une unité de perception. Cet objet sonore devient musical si certaines de ses caractéristiques sont reconnues ailleurs, dans d’autres objets musicaux, donc dans d’autres unités de perception, comme établissant entre eux une relation par l’intermédiaire de ces caractéristiques. Cette acception est très restreinte et répond aux besoins des expériences en musique concrète. Par ailleurs, soulignons également que l’objet sonore de Schaeffer se situe au niveau de l’« unité » de perception, ce qui ne correspond pas à notre niveau de réflexion dans la problématique que nous soulevons ici. Notre « objet sonore », tel que nous le nommons, désigne bien l’ensemble de la chanson en tant que continuum sonore justement et nous n’abordons pas ici le problème des unités. C’est une autre raison pour laquelle, pris tel quel, le concept de Schaeffer ne peut s’appliquer à notre approche. Cependant, nous l’avons dit, la pensée qui y est sous-jacente nous semble pertinente pour l’appréhension de notre objet, et elle contribue dans l’immédiat à fonder l’argumentaire pour la construction de notre objet théorique.

Retenons donc que les concepts d’objet sonore et d’objet musical, dans le sens de Schaeffer et établis par lui, posent un type de relation plus générale, entre ce que l’on pourrait nommer l’ordre du sonore et l’ordre du musical. Cette relation sous-tend un rapport hyperonymique entre les deux termes : un objet musical est nécessairement sonore, mais la réciproque n’est pas toujours vraie, un objet sonore n’est pas forcément musical. D’un coté, l’on évoque l’objet en tant qu’il peut se référer à d’autres objets avec lesquels il entretient des relations, et donc avec lesquels il est susceptible de faire système ; de l’autre en tant qu’il est à même de parvenir à la conscience de l’auditeur comme une unité de perception, sans pour autant être forcément reconnu comme appartenant à un système. Il nous semble discerner là des caractéristiques du son des chansons : des qualités sont audibles, qui ne réfèrent pas directement au musical, et pour autant façonnent ce son musical et sont donc susceptibles d’être perçues par l’auditeur. Si l’on adapte cette distinction au niveau global, et non plus local, de la perception, l’on peut alors dire qu’une chanson est à considérer : comme objet musical, dès lors que sa musique exploite les savoirs liés à cet art, la musique, et que ses règles de composition en sont directement issues, et reconnues comme telles ; comme objet sonore, parce que cette composition prend corps dans un « son » qui la dépasse, textures, grains, timbres, occupations du temps et de l’espace, mouvements, etc., que l’on perçoit sans pour autant le reconnaître comme émanant d’un système signifiant. L’objet chanson se pose alors comme imbriqué dans une relation englobante, où le sonore subsume le musical, et où le musical constitue la manifestation d’un discours spécifique et reconnu comme tel, les deux ordres étant inextricablement mêlés, ainsi que le précise Chion :

‘« Quelqu’un qui croit que lorsqu’il écoute une musique, il n’écoute que du musical se trompe, s’il pense par là que tout ce qu’il entend est soumis à la loi musicale. Il entend en fait du sonore musicalement quadrillé. »202

Au regard de nos réflexions concernant les attitudes d’écoute, construire notre objet théorique chanson revient alors à prendre en compte ces différents paramètres, et à leur offrir une conceptualisation susceptible de fonder l’analyse de l’objet perçu. Partant, notre objet sonore théorique chanson naît au carrefour de plusieurs considérations : dans son mode d’existence d’objet du monde audible, il implique la prise en compte de cette matérialité spécifique qu’est le son ; en tant qu’objet musical, il revient à reconnaître ce qui dans une chanson relève du système musical, et à lui offrir en quelque sorte un « niveau neutre » d’appréhension qui, de par sa nature, lui fait défaut. Enfin, en tant qu’objet sonore, au sens schafferien du terme, il implique d’observer ce qui dans les chansons échappe à la conceptualisation musicale de l’objet, et d’en examiner la pertinence sémiotique. L’objet sonore perçu réunit ces trois aspects.

Ce chapitre sera par conséquent consacré à l’examen des propriétés de ces trois aspects, que la totalité audible manifeste et que l’auditeur perçoit. Nous l’envisageons et le concevons à la fois comme une explicitation de ces propriétés, comme une théorisation des phénomènes perçus dans notre corpus, et comme une justification des choix analytiques que nous ferons au chapitre suivant. Enfin, nous réserverons en dernier lieu un examen particulier à la Voix, en tant qu’elle subsume ces trois aspects, et incarne à travers son individuation substantielle l’unicité de chacune des productions artistiques.

Notes
199.

Chion, 2004 :182.

200.

TLFi, Trésor de la Langue Française informatisé : http://atilf.atilf.fr

201.

Schaeffer, 1971 : 70.

202.

‘Chion, 2004 :178.’