Champs perceptifs
Selon la thèse de Schaeffer, l’oreille possèderait un champ perceptif naturel, dans lequel émergeraient et se situeraient selon les lois naturelles les objets sonores, leurs critères et leurs relations. Ce champ perceptif comporterait trois dimensions : celle des hauteurs, celle des durées, et celle des intensités. Ces trois dimensions reprennent les caractéristiques de tonie et de sonie que nous avons évoquées plus haut, auquel s’ajoute le critère de durée inhérent à l’existence du son. Fatus nomme ce champ perceptif l’« espace perceptif » :
‘« […] La notion d’espace perceptif permet d’interpréter tous les phénomènes sonores : on peut rendre compte des particularités de l’écoute selon la hauteur, le timbre et la présence des sons ou suivre la déformation perceptive quand une source sonore se déplace physiquement sur une trajectoire déterminée. L’impression globale intègre à la fois les modifications du champ physique (directivité et diffraction) et l’effet perceptif imputable à la perception auditive. Les études menées en psychologie expérimentale distinguent les aspects objectifs stables et les aspects subjectifs variables d’un individu à l’autre. […] »
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De fait, l’espace ou le champ perceptif, selon les auteurs, réfère à la dimension psycho-acoustique dans laquelle se déploie la perception du sonore et inclut des phénomènes qualitatifs et des phénomènes évolutifs. La distinction des trois champs proposée par Schaeffer a le mérite de conceptualiser l’ensemble des phénomènes et d’en proposer quelques « aspects objectifs stables » à travers les critères morphologiques qu’il reconnaît au sonore. Partant, nous retenons les définitions qu’il propose des différents champs :
- le champ des hauteurs : c’est un champ double dans la mesure où y émergent les sons à hauteur fixe et repérable (les sons toniques), et les sons à hauteur non repérables (le critère de hauteur se nomme alors « masse », et les sons sont des sons complexes). L’auteur nomme le champ des sons toniques « champ harmonique », celui des sons complexes « champ coloré ». Le champ harmonique est un champ discontinu dès lors que les sons y sont discrétisés par la valeur fixe de leur fréquence, le champ coloré est continu, dès lors que l’on ne peut y discrétiser des hauteurs fixes. Il y inclut également les sons variant en tessiture (les glissandi). La plupart du temps, un même phénomène sonore inclut la perception des deux champs à la fois.
- le champ des durées : « La durée est le temps de l’objet tel qu’il est « psychologiquement ressenti »217. De fait, la durée n’est pas à confondre avec le temps chronométrique, elle recouvre la temporalité du vivant, dès lors qu’elle n’est pas à considérer comme un continuum indifférencié, mais que sa perception est conditionnée à des phénomènes complexes, pris dans leur globalité. Par conséquent, la durée implique la variation, définie comme quelque chose qui change en fonction du temps. Ce champ de la durée est donc celui dans lequel sont perceptibles les phénomènes évolutifs, et dans lequel sont décelables les processus, en tant que changement progressif d’un état sonore à un autre.
- le champ des intensités : il correspond au champ perceptif dans lequel se déploie ce que Fatus nomme la présence des sons. Les intensités « sculptent » le matériau sonore, en créant des reliefs, et l’on perçoit alors des sons plus près, plus loin, plus grand, plus petit, etc. De fait, percevoir des intensités, c’est en quelque sorte donner un ordre de grandeur aux phénomènes sonores par rapport à soi. L’on peut concevoir le champ des intensités comme étant occupé par une perception intensive globale. Cependant, le plus souvent, la physionomie globale sonore découle d’intensités relatives des sons entre eux. Certains sons ont une intensité propre, liée à différents caractères : dynamique, entretien, timbre, etc. Ainsi que l’explique Chion :
‘« Tout ce que nous percevons l’est par rapport à notre propre échelle. Pour les sons, c’est la même chose : certains sons évoquent, même à fort niveau ou entendus de près, des sources de petite dimension. Il n’est pas nécessaire de pouvoir mettre un nom précis sur la cause pour avoir une évaluation de cette échelle ; en d’autres termes, on peut se faire une représentation de la puissance de la cause par rapport à nous sans avoir besoin de l’identifier, et cela quelle que soit l’intensité avec laquelle le son nous parvient. »
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Les propriétés examinées rapidement ici sont inhérentes à tout phénomène sonore perçu, qu’il soit musical ou non, articulé ou non, artificiel ou non. Dès lors, elles sont intrinsèques à la matérialité de notre objet et fondent son mode premier d’existence en tant qu’objet perçu par un sujet percevant. En sus de ces propriétés originelles, le son des chansons manifeste d’autres propriétés, liées au fait que l’objet est un discours musical, articulé, et construit partant un tout de signification.