II. Le son des chansons, un son musical

De sa spécificité d’objet musical parmi les objets sonores du monde, la chanson manifeste des sons caractérisés, organisés et articulés, selon les lois musicales. Notre travail nécessite donc de reconnaître, dans les conditions de saisie et de construction du sens de notre objet, la part qui revient à l’utilisation qu’il fait de la musique et de ses lois. Gardons à l’esprit que bien que ne pouvant être ignorée, cette dimension reste la plupart du temps très largement implicite pour l’auditeur ordinaire de chansons, et relève d’une connaissance psycho-cognitive abstraite, qu’il n’a pas besoin de rendre explicite pour qu’elle soit effective. En effet, ainsi que l’expliquent Pineau et Tillmann dans l’ouvrage Percevoir la musique : une activité cognitive :

‘« A partir d’une exposition répétée à des pièces musicales de sa culture, tout individu devient sensible aux régularités sous-jacentes présentes dans ces pièces : il acquiert des connaissances abstraites sur le système musical par un phénomène d’acculturation. »219

Ces connaissances abstraites permettent à tout un chacun d’organiser, structurer, élaborer une représentation de l’objet musical, et d’aboutir à une certaine compréhension de ce dernier. Notre objet théorique musical trouve alors son fondement dans l’explicitation de ces connaissances : construire à partir de l’objet perçu un objet musical théorique, dont on peut mettre en évidence les unités pertinentes, expliquer les structures sous-jacentes, reconnaître somme toute les éléments et phénomènes constitutifs de son sens en tant que discours musical.

Rappelons que l’édification de l’objet musical théorique n’est ordinairement pas problématique pour les théoriciens de la musique dite classique. En effet, la musicologie intègre traditionnellement la trace écrite de la musique, la partition, comme constituant la représentation abstraite de l’objet musical, sur laquelle se fonde l’ensemble de ses analyses et de ses réflexions théoriques. L’on peut admettre que ce parti pris révèle un certain désintérêt pour la musique exécutée, et de fait entendue, puisque son examen n’est pas réellement pris en compte pour les élaborations théoriques. Dès lors, cette question de l’objet musical théorique devient problématique pour ce qui concerne la chanson, dans la mesure où cette représentation est le plus souvent inexistante, et en tout cas inapte à constituer un objet abstrait de référence, cet état de fait révélant des usages et des conditions d’existence qui lui sont propres. Pour la discuter, revenons brièvement sur la notion de niveau neutre de l’analyse, que nous avons évoquée dans notre deuxième partie. Rappelons la définition qu’en donne Nattiez dans son ouvrage Musicologie générale et sémiologie :

‘« La différence essentielle entre la partition et la trace acoustique de l’exécution, c’est que la partition est une réalité physique invariable, alors qu’il y a autant de réalisations acoustiques que d’exécutions. Quelle que soit la place de la frontière entre le poïétique et l’esthésique, il faudra prendre en considération le phénomène des interprétants qui se glisse entre la partition et son exécution. C’est pourquoi nous aurions tendance à faire porter l’analyse du niveau neutre sur le signe graphique, car il précède l’interprétation. L’interprète n’est pas créateur de l’œuvre à proprement parler. Il la fait accéder à l’existence sonore. »220

Complétons ce que nous avions déjà souligné à propos des niveaux d’analyse : la notion de niveau neutre ne peut avoir la même pertinence pour notre objet. Le « signe graphique » n’occupe effectivement pas la même place, n’assume pas les mêmes fonctions pour la musique savante que pour les musiques qui nous concernent. Accéder à l’œuvre par la trace écrite laissée par le compositeur ne peut être valable pour la chanson, qui n’appartient pas à une tradition écrite.221 En conséquence, la « réalité physique invariable » constituée par la partition n’existe pas ou très peu, et quand elle existe, elle n’est pas donnée comme telle, ni du reste comme un contrat d’exécution précédant l’interprétation originelle et souhaitée par le compositeur222. En d’autres termes, elle ne constitue pas une représentation abstraite de l’œuvre, à laquelle on pourrait se référer. En définitive, la partition de chanson n’existe pas en tant que message valide d’une communication musicale entre un compositeur et ses interprètes ou auditeurs. Lorsqu’elle existe, elle constitue certes une trace synoptique de l’objet musical, mais cette représentation, outre le fait qu’elle ne peut assumer la part poïétique des partitions classiques, ne se pose pas comme un transcodage de la réalité sonore, ce qui s’explique par la nature même de l’objet223. Cette communication pour la chanson n’a lieu qu’à travers le « produit fini », via l’écoute de son enregistrement. La « réalité physique invariable » se confond avec l’objet réel de perception, fixé sur un support, disque ou autre. Ainsi « porter l’analyse du niveau neutre sur le signe graphique » tel que le préconise l’auteur ne peut avoir de validité pour notre objet.

Néanmoins, nous proposerons des transcriptions partielles, solfégiques, des chansons du corpus. Ces transcriptions ne pourront acquérir, au sein de la démarche analytique, le même statut qu’une partition classique, c’est-à-dire qu’elles ne se confondront pas avec un niveau neutre de l’objet, tel qu’il est conceptualisé par les musicologues. Outre le fait qu’elles n’intègrent pas le pôle poïétique, elles recouvrent de manière affirmée une partie du pôle esthésique. Ne préexistant pas à l’étude de l’objet, elles font partie intégrante de nos analyses, et impliquent directement notre identité d’auditeur. De fait, ces transcriptions constitueront une modélisation à la fois provisoire et partielle de l’objet ainsi construit. Par conséquent, nous constatons que la tripartition de Nattiez et Molino, c’est-à-dire les niveaux poïétique, esthésique et neutre, pour toutes les raisons que nous évoquons ici et précédemment, n’est pas opérante pour notre objet : elle ne répond ni à ses spécificités, ni à nos conditions d’analyse. Ce constat annule la possibilité d’instaurer l’objet théorique musical comme l’équivalent du niveau neutre ainsi défini par ces auteurs.

Enfin, rappelons que notre démarche n’est pas celle d’un musicologue, ce qui a des conséquences directes sur ce que nous entendons par « objet musical ». Nous ne cherchons pas à aboutir à une analyse musicale, mais bien à éclairer les fonctionnements de la saisie globale du tout de signification, que l’auditeur est susceptible d’instaurer dans son expérience de l’écoute d’une chanson. Il se trouve que cette expression artistique est musicale, et implique par conséquent, dans sa saisie, des éléments qui appartiennent à ce « langage ». Il est évident que nous serons intéressée par les questions concernant le « sens »de la musique, mais dans ces restrictions également, qui répondent à notre démarche sémiotique : mettre en évidence les conditions d’émergence du sens d’un objet pluricode, musical, sonore, et saisi par l’auditeur à travers la médiation de ces trois aspects. Par conséquent nous ne développerons pas de réflexion concernant précisément l’analyse musicale et les théories qui y sont associées.

Ces restrictions étant formulées, nous estimons que la prise en compte des particularités de l’objet chanson nous autorise à postuler une autre possible construction de l’objet musical théorique : non plus comme une entité posée et préconstruite par ses conditions d’existence, comme c’est le cas pour les objets musicaux classiques, mais comme la résultante d’un processus inverse, c’est-à-dire la possibilité d’en rendre compte par des concepts opérant en musicologie. En d’autres termes, nous estimons qu’il suffit de constater que la dimension musicale des chansons, telle que nous venons de la circonscrire, est susceptible d’être prise en charge et révélée à l’aide de notions efficientes en musique, pour valider l’objet en tant qu’objet musical. La tâche argumentative consiste alors à expliciter ces notions et à en dégager les différents outils qui permettront notre description de l’objet musical, ainsi que les conditions de cette objectivation. Dans cette perspective, l’objet musical théorique constitue le résultat de notre expérience perceptive du corpus, en ce qu’elle a de formulable par le système musical. Il correspond de fait au résultat de l’acte analytique qui va de l’ « écouter », dirigé vers l’objet (objectif), et visant directement la matérialité (concret) au « comprendre », dirigé vers l’objet (objectif) et visant à travers lui un système signifiant (abstrait). Le « niveau neutre » ainsi construit, dans toutes les réserves que nous avons formulées, ne l’est qu’au regard de notre démarche globale de recherche, que nous avons explicitée précédemment, et participe pleinement à la réalisation de notre projet sémiotique.

En conséquence, nous avons choisi et ordonné les éléments que nous explicitons pour exprimer ce qui, à notre sens, est musicalement pertinent dans nos chansons, et ce relativement à notre visée sémiotique. Cette démarche ne se confond pas avec une description du système musical, que l’on trouvera dans n’importe quel manuel de théorie de la musique, ni même à un exercice de transcription des données musicales. En revanche, elle nous permet de reconnaître aux chansons une dimension musicale pertinente, susceptible de renfermer la cohérence de ce type d’objet.

Nous exposons donc ici les notions essentielles auxquelles nous aurons recours par la suite dans l’explicitation de certains phénomènes musicaux. Pour rendre le propos plus explicite, nous puiserons nos exemples dans notre corpus. 224

Notes
219.

Pineau et Tillmann, 2001 : 23.

220.

Nattiez, 1987 :100.

221.

Pour une réflexion sur les implications de la notation musicale, voir De Chanay, 1999.

222.

Il suffit d’exécuter les partitions de chanson existantes pour se rendre compte de l’énorme distance entre l’objet noté et l’objet concrètement entendu sur disque.

223.

Nous avons argumenté cette question dans le chapitre concernant les niveaux d’analyse (partie 2, chap.3)

224.

Les développements qui vont suivre ont également vocation à éclairer le lecteur non spécialiste, afin qu’il ait pleinement accès à la dimension musicale de notre travail.