1.1.Le concept de « son »

Les musicologues qui s’intéressent aux musiques populaires font tous le même constat de l’importance des paramètres technologiques dans ce type de musique. Nous avions déjà cité Hennion et Rudent au chapitre précédent. Authelain quant à lui évoque le son des chansons en termes de « masse sonore », « couleur instrumentale » et « composition » :

‘« Les mots s’insèrent dans une masse sonore faite de couleurs instrumentales, de suites rythmiques, de cellules mélodiques se combinant avec la mélodie principale. Or si l’on peut isoler, notamment avec les procédés d’enregistrement actuels, chacun des composants (percussions, contre-chants instrumentaux, traits et ponctuations, voix soliste, chœurs), le résultat final a toutes les qualités d’une composition, à l’image de l’art floral, pictural ou culinaire. »312

Il apparaît en effet qu’en tant que production acousmatique, créée en studio et enregistrée sur support, la dimension sonore des chansons n’est effectivement pas à appréhender seulement en terme de propriétés musicales, mais également en terme de composition proprement esthétique sonore. Ce qui émerge en filigrane, c’est effectivement l’existence d’un concept d’ordre esthétique, que les auteurs nomment tout simplement le « son ». Ainsi, Chion, dans Musiques, Medias et Technologies :

‘« Pour un profane, et notamment pour les mélomanes cantonnés dans l’écoute du classique, toutes les musiques rock se ressemblent puisqu’elles utilisent les mêmes schèmes rythmiques élémentaires et les mêmes gammes, alors qu’un connaisseur entend, entre un groupe et un autre, de grandes différences, son oreille se portant sur une dimension à laquelle le musicien savant n’est pas forcément sensible, et qu’on appelle "le son" – lequel est autre chose que le timbre personnel de l’instrumentiste (comme dans le jazz) ou du chanteur. Ce qui fait la différence entre tel et tel groupe, c’est en effet, au sens large, le son : telle pâte sonore, tel mélange des instruments par mixage, tel partis pris acoustique, étroitement déterminés par l’utilisation des micros, des amplificateurs, des appareils à effets spéciaux acoustiques… Même si l’on a affaire à un groupe jouant entièrement sur des instruments "naturels" […], le son demeure contrôlé et recréé par le choix et la disposition des micros et des haut-parleurs. »313

De même, Hennion dans son ouvrage Les professionnels de la musique :

‘« […] Le son, c’est aussi des plans, des volumes, des formes, des couleurs. La prise de son et le mixage, qui cherchent une ambiance sonore par rapport à un chanteur, ça consiste à le placer dans un espace : à trouver un fond, des angles, des seconds plans, à ouvrir une perspective ici, à arrêter le regard là. Il faut transcrire sur la bande une représentation spatiale de la musique, en manipulant les boutons. Il suffit d’écouter les images employées pendant la prise de son : devant, derrière, plus loin, par-dessus… Même l’écho, c’est une image spatiale en fait, visuelle autant que sonore. »314

Enfin, l’ouvrage de Delalande, Le son des musiques, entre technologie et esthétique est entièrement consacré à ce concept, qu’il nomme explicitement le « son »315 entre guillemets, faute de terme plus explicite :

‘« […] le « son » qui nous intéresse semble bien être une organisation de timbres, d’attaques, de plans de présence, de bruits utilisés comme indices d’une action instrumentale, et d’autres traits morphologiques qui n’ont pas encore donné lieu à une analyse explicite, le tout prenant une valeur symbolique et s’inscrivant dans une tradition esthétique. Rien à voir, par conséquent, avec le son de l’acoustique, ou du moins pas davantage de rapport qu’entre une « peinture » de Velasquez, et un tube de peinture. »316

L’ensemble de ces commentaires rend effectivement compte d’une dimension sonore « travaillée », élaborée avec autant de soin que la composante strictement musicale des productions, et pour laquelle le caractère « spatial », semble particulièrement prégnant. Cette dimension sonore ainsi définie renverrait, en complément de la perception discontinue du musical, à une perception continue du son. En effet, tous les objets musicaux composeraient avec deux types « purs » de musiques, « l’une proprement « musicale », propice à des relations abstraites […] ; l’autre dite « plastique », correspondant à des variations continues, et donnant lieu à des relations d’un ordre plus diffus, plus sensoriel […] »317. Dès lors qu’il met en jeu des qualités sonores que le musical ne consigne pas comme des valeurs de son système, ce « son » des musiques dont il est question ici, semble renfermer ce caractère plastique.

Par ailleurs, notons que le concept de « son » que nous présentons recouvre en fait deux niveaux d’appréhension : un qui considère la production de ce « son », aux travers des paramètres technologiques concernés ; un qui correspond à une évaluation esthétique a posteriori, qui caractérise un produit fini, et dont les auteurs remarquent qu’il fonctionne comme une signature sonore d’un groupe, d’un chanteur, d’un label, etc. Delalande l’explique de la façon suivante :

‘« En réalité le concept de "son" et le vocabulaire de Schaeffer ne sont pas sur le même plan. Le "son" est qualitatif et global, tandis que les catégories schaefferiennes sont analytiques. Le "son" serait plutôt l’équivalent du "timbre", appliqué non plus à un instrument mais à un produit fini. Le timbre aussi est un concept qualitatif et global. […] De même, le "son" d’un disque de variété ou d’une pièce électroacoustique est une résultante sans doute aussi composite que le timbre […] dès qu’on voudra savoir de quoi il est fait, c’est-à-dire l’analyser, on devra avoir recours à des concepts du type de ceux de Schaeffer, à savoir probablement les siens complétés par quelques descripteurs de l’espace. »318

En définitive, le « son » tel qu’il est évoqué par ces auteurs renvoie à la fois à un faire technologique, et à son résultat global esthétique. La dimension, technologique ou esthétique, de ce concept, reste pour autant difficile à appréhender, et l’on retrouve là les limites des investigations schaefferiennes : les outils de description de ce « son », ainsi que son analyse musicologique, sont loin d’être stabilisés, éprouvés et théorisés. Ainsi que le précise la musicologue Susan McClary, que Lacasse cite :

‘« […] l’élaboration des méthodes pour accéder à ces dimensions négligées ne demande pas seulement qu’on les remarque, mais que l’on bâtisse un vocabulaire et des modèles théoriques auxquels on pourra se référer, et qui permettront de les différencier. […] En fait, dans la mesure où la musique populaire refuse de n’être expliquée qu’en termes de structure harmonique et qu’elle insiste sur ces nouveaux paramètres, le musicologue qui souhaite donner un sens à cette musique doit tenir compte de ces éléments non répertoriés, et pour lesquels il n’existe pas encore d’appareil critique pas plus que de langage […] »319

Autant dire que cette dimension, le « son », bien que reconnue comme efficiente et constitutive des musiques populaires actuelles, reste encore un territoire à défricher, que les musicologues commencent tout juste à aborder. Par ailleurs, notre travail n’étant pas celui d’un musicologue, les questions qui nous concernent relativement à cette dimension sont encore d’un autre ordre. En effet, notre intérêt n’est pas l’appréciation esthétique de ce « son » comme valeur artistique de la production, ni même la description du faire technologique qui en est à l’origine, mais la prise en compte sémiotique de cette dimension sonore, en tant qu’elle contribue potentiellement à l’élaboration du « tout de signification » et de l’objet de sens. Cette préoccupation nous incite à chercher un concept mieux approprié et moins polysémique, susceptible de renfermer cette pertinence sémiotique, et d’éclairer sur d’éventuelles fonctions que peut assumer ce « son » pour la sémiosis globale de l’objet.

Notes
312.

Authelain, 1987 : 24.

313.

Chion, 1994 : 50-51.

314.

Hennion, 1981 : 116.

315.

Ce concept de « son » tel qu’évoqué par ces auteurs est de fait tout à fait efficient chez les amateurs de musiques modernes électroniques (Techno, Rn’B, Dance, House, etc.) chez qui il n’est pas rare d’entendre, en commentaire esthétique d’une production artistique : « X a un bon son ! »

316.

Delalande, 2001 : 14.

317.

Chion, 1983 : 65.

318.

Delalande, 2001 : 29-30.

319.

Cité dans Lacasse, 1998 : 78.