1.3.Statut sémiotique de l’image-de-son

Ainsi, l’on retient de l’ensemble de ces observations l’idée que le « son » des chansons peut correspondre, dans une certaine mesure, à la construction d’une « représentation composée à partir de qualités sonores », dont l’appréhension relève du continu et d’une certaine plasticité de la matière sonore. Dès lors que cette représentation implique directement la dimension sensible de l’objet, et qu’elle participe à sa construction en tant qu’objet de sens, il nous semble y reconnaître une « dimension plastique », au sens de Floch, c’est-à-dire susceptible de constituer en puissance le plan de l’expression d’une sémiosis de type semi-symbolique. Citons l’auteur, dont l’approche est proprement liée aux langages visuels :

‘« Une opposition de valeurs, la saturation d’un rouge, une différence de techniques ou de matières, ou encore un rapport de positions à l’intérieur d’un volume… de tels phénomènes sensibles ne jouent-ils aucun rôle dans la signification, la production du sens ? […] »324

Le concept de semi-symbolisme désigne les propriétés de certains systèmes signifiants de n'être pas caractérisés par la conformité entre des unités isolées du plan de l'expression et du plan du contenu, mais par des corrélations entre des catégories relevant ensemble des deux plans, créant ainsi un effet de motivation réciproque et de sensibilisation du sens. Selon Floch, la dimension plastique des objets visuels, distincte de la dimension iconique, construit un plan de l’expression qui s’organise en catégories de divers types325, susceptibles d’être mises en relation avec des catégories du plan du contenu de l’objet. Ces catégories peuvent être spécifiques à chaque objet de discours, et participent de la singularité et de l’individualité des textes esthétiques, comme un système qui indique ses propres règles de constitution, et qui contient dans son organisation syntagmatique et paradigmatique ce qui le rend «singulier» ou «individuel» par rapport aux autres objets culturels.Pour l’auteur, le « sens » de cette sémiotique plastique n’est pas réductible à sa lexicalisation, et dépasse le dicible : « un objet de sens visuel relevant de la sémiotique plastique […] est abordé comme un énoncé qu’on peut soumettre à une analyse […]. Mais son analyse est irréductible à la seule lexicalisation, qu’elle soit commune ou experte. Il n’y a pas de sens que nommé. »326.

En définitive, et pour résumer, la spécificité de la conception flochienne, et de sa sémiotique plastique, réside dans le fait d’envisager les qualités des objets comme relativement autonomes. Cette « autonomie » renvoie à la possible distinction entre la dimension proprement figurative ou iconique des objets visuels, constitutive de la dimension intelligible, et les qualités qui les constituent, constitutives de la dimension sensible. La dimension sensible d’un objet visuel fait alors sens au travers de la mise en relation de ses qualités, entre elles, et dans leur rapport avec sa dimension intelligible, dans la praxis énonciative de sa réception. Autrement dit, le semi-symbolisme que Floch convoque pour interpréter la dimension plastique des objets visuels peut s’envisager comme une sorte de « langue » sous-jacente émanant des us et usages des objets (d’un point de vue historique, anthropologique, socioculturel), que chaque sémiotique-objet singulière est susceptible d’actualiser de manière particulière et spécifique, au travers de l’acte d’énonciation que constitue son interprétation. La sémiotique plastique de Floch implique donc au moins trois niveaux d’appréhension des modes d’émergence du sens : l’analyse de la dimension sensible des objets visuels, qui relève de l’articulation en catégories de son plan de l’expression ; la mise en relation de cette dimension sensible avec sa dimension intelligible, qui relève de la catégorisation de son plan du contenu ; l’interprétation de l’objet singulier au regard d’un semi-symbolisme anthropologiquement pertinent, et éprouvé dans des univers de discours spécifiques, duquel il est une manifestation unique, et par lequel il fait sens en tant qu’objet esthétique. Ce type de recherche a été mené en sémiotique visuelle, et concernant l’image, ce qui n’est pas le cas pour le son.

Par ailleurs, selon Floch, la reconnaissance dans les objets visuels de qualités constitutives d’une dimension plastique est liée à leur co-présence dans un même espace visuel. Citons ce qu’il explique à propos du « contraste plastique » :

‘« Le contraste plastique […] se particularise par la co-présence, sur la même surface, des termes opposés de la même catégorie visuelle ; le contraste plastique se caractérise à la manière de l’antithèse. Une telle organisation de l’énoncé visuel possède pour l’analyste un avantage très appréciable : elle permet de reconnaître les catégories avec leurs termes présents sur une seule et même surface, sans recours préalable aux procédures de comparaison entre différents objets. Une telle organisation textuelle est loin d’être spécifique du langage plastique. On sait que Roman Jakobson a naguère défini l’essence du langage poétique par la projection du paradigmatique sur l’axe syntagmatique. L’étude des contrastes suggère une homologation au moins partielle du plastique et du poétique. »327

Par conséquent, envisager qu’un objet comme la chanson puisse renfermer une « dimension plastique » de nature sonore, susceptible de donner lieu à une lecture sémiotique de type semi-symbolique implique plusieurs points, qu’il nous faut discuter :

le concept d’image-de-son peut en effet permettre de fonder le « son » des chansons comme construisant une « représentation » d’un monde possible. Il l’investit d’un rôle sémiotique et prend en compte ses propriétés spatiales et plastiques. Il fait alors écho à une dimension sensible de type « plastique », pertinente pour la construction du tout de signification.

en effet, le « son » des chansons réfère bien à des qualités « plastiques »328 de la matière sonore : timbre, texture, intensité, dynamique, cinétique, modèlent le son musical au-delà des valeurs musicales discrétisantes. Ce « modelage » est susceptible de produire des contrastes, de forme, de matière, de volume, etc., qui composent cette représentation partant signifiante. Cependant, appréhender ces qualités de manière autonome, hors du musical, s’avère délicat puisque que le musical y reste inextricablement lié, et construit simultanément, à un autre niveau, une articulation du plan de l’expression. De plus, le manque d’outils d’analyse concernant les paramètres en jeu ne facilite pas la mise en évidence d’une distinction opérante entre « musical » et « plastique » des qualités globales du sonore.

la « co-présence » des qualités en question n’est évidemment pas à concevoir comme se déployant dans un espace visuel proprement dit, mais plutôt dans des espaces sensoriels successifs, qui construisent des paysages sonores consécutifs, tout au long du déroulement de l’objet temporel. Il n’en reste pas moins que les qualités restent co-présentes, dans la surface délimitée par l’espace clos du discours musical, cette co-présence étant efficiente de par la stratification des perceptions auditives réitérées, qui construisent au fil des écoutes répétées un objet sonore ayant une existence stable et constituée.

De fait, au regard de ces observations, l’existence d’une « sémiotique plastique du sonore », à caractère semi-symbolique, semblerait envisageable. Cependant, les recherches actuelles dans le domaine ne le permettent pas : elles sont trop peu avancées, et n’incluent pas, en outre, une orientation sémiotique affirmée. Dans ces conditions, il nous semble fondé d’émettre l’hypothèse de l’existence d’une « représentation sonore » dans les chansons, qui émergerait au croisement de ces différentes considérations, avec et en sus du musical, dans une dimension sonore à caractère « plastique ». Nous estimons alors, en accord avec Floch, que sa prise en compte est pertinente pour la construction des chansons en tout de signification, et que cette pertinence ne peut s’éprouver que dans des analyses isolées, au vu d’un univers de discours singulier, dont elle fonde l’originalité esthétique. Pour autant, son statut sémiotique général nous apparaît délicat à établir, étant donnés les manques méthodologiques et théoriques la concernant. En conséquence, nous retiendrons de ces investigations la précision de notre appréhension de l’ « entendre » : tenter de saisir, ce qui, dans le « son » d’une chanson, dépasse le musical et est susceptible de « composer » le plan de l’expression de manière signifiante, afin de mettre en évidence quelques éléments pertinents pour la construction de cette représentation sonore. Nous proposerons donc, en conséquence de ces flottements à la fois théorique, méthodologique, et technique, une analyse globale de deux chansons de notre corpus, à titre expérimental, afin de démontrer l’efficience de cette dimension, et sa pertinence sémiotique dans la construction globale du tout de signification.

Notes
324.

Floch, 1988 : 249.

325.

Exemples de catégories du plan de l’expression : catégorie de valeur (sombre/clair, nuancé/contrasté), catégories de couleur (saturé/désaturé, lumineux/terne), catégiries techniques (graphique/pictural, modelé/aplat), etc. (Floch, 1988 : 252).

326.

Floch, 1995 : 117.

327.

Floch, 1988 : 250.

328.

Notons que le son « musical » est également « qualité » (hauteur, durée), que l’on ne qualifie pas de « plastique » pour la raison que ces qualités s’érigent en « valeurs discrétisantes », constitutives des unités pertinentes d’un système signifiant efficient.