I. Saisie globale du musical 

De nos considérations concernant la chanson en tant que genre, il est apparu qu’en définitive, la seule propriété tangible d’un point de vue générique réside dans cette macro-structure au travers de laquelle sont évoquées les chansons de toutes les époques confondues : un texte chanté sur un air, divisé en couplets et refrains. L’analyse de notre corpus nous permet de mettre en évidence que cette nature structurale de l’objet, dont nous avons montré au chapitre précédent qu’elle est inhérente à l’existence de la chanson en tant que discours, renferme les conditions nécessaires et suffisantes à l’établissement de la cohérence de la totalité audible.

En outre, notre approche visant la totalité sonore, et non la distinction des deux dimensions, verbale et musicale, nous avons transformé ce donné empirique structural, régi par la dimension verbale, en une conceptualisation fondée sur les propriétés musicales de l’objet, au sens syncrétique que nous avons donné. En conséquence, cette macro-structure se modélise en terme de gestion des répétitions des thèmes musicaux, qui dans leur propriété mélodique, intègrent également les paradigmes actualisant une dimension verbale. Partant, l’on peut la décrire de la façon suivante : des paradigmes exclusivement musicaux, que nous avons nommé les connecteurs (introduction, ponts, interludes), des paradigmes syncrétiques, les couplets et les refrains, l’ensemble se déployant dans un temps musical organisé au travers d’une carrure. Dès lors, il nous apparaît que cette macro-structure prend corps à travers trois pôles pertinents d’appréhension : l’unité discursive,  dans ses deux axes, syntagmatique et paradigmatique ; la gestion du temps musical et de la carrure ; la mise en place d’une discursivité musicale téléologiquement ordonnée au travers des fonctions syntaxiques clés des connecteurs. Ces trois pôles résultent de l’activité d’écoute du « comprendre », visant à extraire du flux continu des éléments discrétisés susceptibles d’entrer en rapport et de faire naître un ensemble signifiant. Ils constituent par conséquent une part substantielle de la dimension intelligible d’une chanson, et nourrissent de fait la dimension sémantique de l’objet.

Dimension intelligible donc, parce qu’elle fait intervenir une activité perceptive intelligente, au sens de Francès, dans la mesure où entrent en jeu ici des stratégies de cohérence essentiellement basées sur la comparaison perceptive d’unités distinctes et temporellement distantes. Cette dimension ne peut se concevoir que dans la perception totale de l’objet sonore et n’est pas à confondre avec l’enregistrement mécanique du flux d’informations. De fait, le donné concret sonore est par définition inépuisable, ainsi que le précise Schaeffer. En tant qu’objet sonore et expression artistique, la chanson n’échappe pas à cette propriété et déploie des informations nombreuses et multiples, de nature hétéroclite, informations musicales, informations verbales, informations sonores, qui s’unissent dans le tout audible. Cependant, ainsi que le souligne Francès :

‘« […] de cette richesse, l’auditeur qui cherche à comprendre l’unité de l’ensemble, sa variété, le propre de l’invention, etc., abandonne une partie. L’intégration de la forme ne peut pas être une réintégration, mais une dialectique active et abstrayante, en un sens. Saisir la loi de l’ensemble et son temps propre, c’est briser la continuité de l’adhérence sensorielle dans ce qu’elle a d’irréversible. De même, saisir l’ordonnance d’une simultanéité, c’est y établir une hiérarchie, donc laisser dans l’ombre certaines données (tout en les connaissant) au profit de celles qu’on cherche à connaître. En d’autres termes, enfin, la perception totale – qui en cela est intelligence – est faite de ruptures temporaires du perçu destinées à faire émerger des relations dont les termes ne les laissent pas immédiatement percevoir. »368

L’auditeur opère ainsi des tris, tris guidés par ses besoins cognitifs certes, mais au-delà, par l’exigence sémiotique de l’existence de l’objet en tant que discours. Il édifie alors le substrat nécessaire à l’investissement de valeurs de significations des chansons, et ainsi donne forme à la construction du sens. Dans ce sens, nous dirons avec Fontanille et Zilberberg que l’auditeur interprète une forme de vie :

‘« […] Il ne s’agit plus d’identifier une forme, une structure ou un dispositif, dans l’immanence discursive, mais d’en approcher l’effet esthétique. Que ce soit du point de vue de l’émetteur ou du point de vue du récepteur, construire ou interpréter une forme de vie, c’est viser, pour l’émetteur, ou saisir, pour le récepteur, l’esthétique, c’est-à-dire le plan de l’expression adéquat d’un système de valeurs, rendu sensible grâce à l’agencement cohérent des schématisations par une énonciation. »369

En conséquence, au regard de l’ensemble de nos observations, et afin d’en montrer la pertinence d’un point de vue sémiotique, nous présentons nos résultats dans la combinaison de deux démarches complémentaires : (i) une démarche générale et synthétique d’observation du corpus, dans une approche en quelque sorte naïve, permettant notamment de rendre compte d’un processus premier de découverte ; (ii) une démarche ciblée d’observation des différents pôles dans l’analyse de chansons choisies.

(i) Notre démarche synthétique d’observation du corpus, en même temps qu’elle permettra d’offrir au lecteur une entrée dans le corpus, consistera à commenter la structure globale des chansons au vu du modèle de macro-structure esquissé précédemment. En effet, il apparaît clairement que la chanson en tant que discours musical est appréhendée empiriquement par le filtre de ces règles structurelles implicites, présentes dans l’encyclopédie collective. Il s’agira alors d’observer dans quelle mesure elles sont effectivement actualisées dans les chansons, et de pointer les quelques caractéristiques observables sur l’ensemble du corpus.

(ii) Nous proposerons ensuite l’analyse d’une chanson dont nous estimons qu’elle est la plus apte à faire référence, c’est-à-dire qui manifeste à notre avis des propriétés structurelles archétypales, relativement à la dimension abordée, l’unité discursive, ou la gestion du temps musical. Concernant le troisième pôle, la mise en place d’une discursivité téléologiquement ordonnée au travers des fonctions syntaxiques clés, sa pertinence structurelle apparaîtra inévitablement dans les analyses ayant trait aux deux pôles précédents. Par conséquent, pour ce troisième pôle, nous recenserons simplement quelques éléments concernant cet aspect téléologique, la pertinence sémiotique des connecteurs relevant des analyses plus globales. Ainsi donc, l’analyse de cette chanson choisie, au vu du pôle concerné, permettra d’expliciter les éléments en jeu, ainsi que leurs fondements et fonctions. Dès lors, cette analyse ciblée rendra compte de ce qui demeure une actualisation spécifique d’une des dimensions structurelles, dans une chanson particulière, ce qui signifie que nous n’oublions pas que chaque chanson, en tant qu’expression artistique unique, est susceptible d’actualiser différentes formes de cohérence. L’étape suivante aurait pu consister à présenter chacun des trois pôles structurels dans chacune des chansons de notre corpus, afin de construire une systématisation plus efficace de la structure. Ce n’est pas ce que nous proposerons pour des raisons évidentes. Tout d’abord, chacune des questions, telles que nous les concevons, demande une analyse détaillée des données. La présentation de toutes les analyses serait alors inutilement longue et rébarbative. En outre, cette démarche ne sert pas directement notre propos. En effet, dès lors qu’il est empiriquement avéré que cette macro-structure est pertinente, nous l’entérinons comme efficiente pour l’appréhension des structures des chansons, et pour le repérage de ses actualisations spécifiques. Notre intérêt réside alors dans le fait de dégager dans les ajustements structurels propres à telle ou telle chanson, ce qui est susceptible de faire sens. Ce second point présidant à notre démarche analytique, nous proposerons en second lieu d’observer chacune des dimensions structurelles, dans une ou plusieurs chansons que nous estimons originale sur la dimension concernée.

L’ensemble de ce processus doit nous permettre de montrer en quoi la structure globale des chansons porte, dans ses fonctionnements, les éléments nécessaires à l’édification de la cohérence de l’objet, en même temps qu’elle offre, dans ses ajustements et ses écarts, la possibilité d’investir chaque objet d’une signifiance qui lui sera spécifique et particulière, et de constituer par conséquent un mode d’émergence du sens.

Notes
368.

Francès, 1972 : 247-248.

369.

Fontanille, Zilberberg, 1998 : 155-156.