2.1.Fondements de l’unité discursive : Les yeux de ma mère (Arno)381

De toutes les chansons de notre corpus, Les yeux de ma mère nous est effectivement apparue comme la plus apte à faire office d’appui concret à l’exposition du fonctionnement de l’unité discursive d’une chanson. Tout d’abord, elle constitue structurellement une réalisation quasi idéale de la connaissance empirique que nous avons du genre. En 3mn38, temps chronométrique on ne peut plus « standard », elle développe sur l’ensemble des niveaux que nous avons désigné comme pertinents, des caractéristiques tout à fait typiques : elle présente sans ambiguïté les paradigmes principaux d’une chanson  (introduction, ponts, couplets, refrains) ; la gestion syntagmatique de ces paradigmes est tout à fait courante (alternance deux couplets / un refrain) ; ses données verbales appuient cette structure dans une adéquation parfaite ; enfin, le développement isochrone de chacune des parties répond aux impératifs de la carrure.

Par ailleurs, outre ces données, l’histoire de cette chanson en tant qu’objet artistique pour les auditeurs nous a interpellé, et a corroboré notre choix. Cette chanson existe en fait sous deux versions, celle que nous étudions ici, et celle qui est présentée sur le site du Hall de la chanson, c’est-à-dire une version piano - voix, tirée d’un album enregistré en concert. Nous avions expliqué dans notre seconde partie que nous ne retenions pas cette version mentionnée par le Hall, dans la mesure où elle inclut des données que nous ne prenons pas en compte dans notre approche. Or, il se trouve que c’est cette version piano – voix qui est connue des auditeurs, et qui constitue la référence interprétative de cette chanson de l’artiste. Autrement dit, la version que nous étudions n’a pas eu le succès qu’a eu cette seconde version. Traçons en quelques mots les différences fondamentales entre les deux versions : la version piano–voix est de fait moins rythmée, beaucoup plus lente, et donc plus longue (cinq minutes) ; elle construit un discours dont la dimension sonore est étirée, et focalisée sur l’interprétation du chanteur. Ses dimensions instrumentale, mélodique et rythmique se réduisant aux jeux du piano et de la voix, la dialectique entre l’instrument et l’interprétation vocale devient le cœur des processus signifiants. En d’autres termes, en proposant un acte énonciatif plus investi, cette version piano-voix construit un pathos beaucoup plus efficace que dans la version que nous étudions, pathos à même de transcender les contenus de la composante verbale, ce qui explique sans aucun doute qu’elle l’ait supplanté auprès des auditeurs. Cette constatation nous mène à supposer qu’il manque « quelque chose » à la version instrumentée que nous étudions, et que peut-être ce « quelque chose » ne prend pas corps dans cette version justement parce qu’elle se contenterait d’une actualisation trop académique de l’ensemble des données sonores. C’est dans ce sens qu’elle nous apparaît comme particulièrement propice à illustrer une structure archétypale.

Nous proposons donc, en amont de nos réflexions, deux présentations complémentaires de cette chanson, qui permettront au lecteur de suivre les développements de nos argumentations : une présentation générale de ses données verbales et musicales, présentation organisée selon le découpage syntagmatique pré-établi, et dont les données ont été sélectionnées en fonction de nos besoins argumentaires ; une présentation de la structure globale de la chanson, dans laquelle nous incluons la notation solfégique des éléments les plus prégnants.

Nous l’avons vu au chapitre précédent, la construction des paradigmes382 est le résultat de la gestion des répétitions, au sens le plus large du terme, et fait intervenir la notion de renvoi interne. Le continuum sonore est appréhendé à la fois dans une linéarité temporelle, conduite par les mouvements téléologiques, et dans une composition paradigmatique, construite par la superposition, dans la mémoire, d’empreintes successives d’événements sonores. Ces deux mouvements permettent le vécu du continu dans une appréhension organisée du matériau sonore. C’est également ce constant va-et-vient entre la totalité audible et la linéarité de cette totalité qui préside à l’élaboration de nos analyses, et auquel nous convions le lecteur pour la compréhension de ce travail.

Le premier niveau hiérarchique d’élaboration des paradigmes dans la structure globale d’une chanson découle, nous l’avons signalé, d’un critère premier de distinction : l’absence ou la présence de la voix chantée. Cette première opération construit dès lors, au premier niveau hiérarchique, une macro-segmentation de la totalité audible. Si on la décrit telle qu’elle se présente dans Les yeux de ma mère, l’on peut schématiser la chaîne sonore de la façon suivante :

Cette première segmentation instaure l’introduction et les deux ponts comme des paradigmes structurants du point de vue syntaxique. D’une part, elle établit entre eux un rapport d’équivalence du fait qu’ils apparaissent au même niveau hiérarchique de segmentation, d’autre part, elle informe sur le fait que la fonction qu’ils peuvent remplir au sein de la chaîne sonore découlera de leur place dans cette chaîne.

Par ailleurs, comme nous l’avons signalé, pour la majorité des chansons, les parties T se subdivisent aisément en paradigmes, que l’usage nomme couplets et refrains. À l’écoute de la chanson d’Arno, l’on décrit effectivement sans difficulté le niveau hiérarchique inférieur de la façon suivante :

Ces deux étapes de segmentation rendent compte de la nature structurale de la chanson, telle que nous l’élaborons dans notre expérience empirique. Pour la segmentation de premier niveau, la force locutoire de la dimension verbale suffit à constituer un critère de discrétisation efficient. Pour la segmentation de second niveau, ce critère n’est plus valable. Il s’agit donc de mettre en évidence les différents éléments susceptibles de permettre à l’auditeur de construire les différents paradigmes. Enfin, cette segmentation provoquant un fractionnement du flux continu, il nous faut également examiner comment l’auditeur peut instituer l’ensemble des parties comme un tout unifié, et quels sont les éléments qui lui permettent de construire le trajet menant du point 0 au point 6.

Partant de notre hypothèse que cette structure globale des chansons résulte des phénomènes de renvois internes, nous avons observé quels peuvent être les modes de gestion des éléments musicaux qui permettraient à la fois la constitution des paradigmes, l’unité de la totalité audible et le processus de « déroulement » du syntagme global. L’étude de ces renvois intègre la notion de thème et la thématisation, c’est-à-dire qu’elle implique la reconnaissance des thèmes mélodiques comme prépondérante dans l’ensemble des processus. Elle met par conséquent, au cœur du dispositif, la voix, en tant qu’elle porte la dimension mélodique dominante. Il apparaît que ces fonctions prennent corps dans le flux sonore, dimension temporelle par excellence, au travers d’un double mouvement simultané : un mouvement qui inscrit les différents événements musicaux dans le déroulement de la temporalité de l’objet ; un mouvement qui fonde la perception totale au travers de comparaisons rétroactives. On nommera ces deux mouvements progression et rétroaction. Il apparaît que ces deux mouvements, dans leur corrélation et complémentarité, conduisent à la constitution des paradigmes, tout autant qu’ils fondent le continuum sonore en tant que totalité.

Nous exposons ici l’ensemble de ces observations, telles qu’elles se manifestent dans la chanson d’Arno. Pour faciliter l’exposé, nous proposons une schématisation des renvois dans cette chanson, schématisation qui permet de visualiser la circulation des informations musicales sur un plan syntagmatique, et la constitution, à partir de cette circulation, des rapports d’équivalence entre les macro-éléments, sur un plan paradigmatique.

Explication du schéma : Chaque ellipse représente un paradigme discrétisé de la chaîne sonore (connecteurs, couplets et refrains), numérotée de 1 à 11, afin de restituer leur apparition dans la linéarité temporelle. Les ellipses des connecteurs occupent un plan horizontal plus bas, adapté à leur niveau hiérarchique de segmentation. L’ellipse des refrains 1 et 2 est plus grande, proportionnellement à leur occupation du temps musical. Les flèches rendent compte des renvois entre paradigmes, selon leur nature.

Notes
381.

Les yeux de ma mère (Arno), voir annexe, doc.1, p. 395.

382.

La construction des paradigmes fait intervenir directement la notion de thème telle que nous l'avons discuté au chapitre précédent. Dans le cadre de notre objet, un paradigme s’identifie au travers de sa dimension thématique mélodique. Dans l’analyse de cette chanson, nous ne tiendrons pas compte des données harmoniques, qui sont de fait sous-entendues à nos considérations thématiques.