3. Gestion du temps musical et carrure

La notion de carrure, nous l’avons explicité au chapitre précédent, renvoie à l’organisation du temps musical en périodes et groupes de périodes isochrones. Elle se manifeste en groupements d’unités, l’ensemble générant un temps musical informé d’une structuration temporelle régulière et « carrée ». En effet, elle implique à la fois une idée de régularité et de symétrie, et peut se définir sommairement comme une égalité, entre des phrases musicales successives, du nombre de mesures qui les composent. De fait, cette notion fait intervenir des considérations d’ordre comptable : nombre de mesures, donc implicitement nombre de temps constituant cette mesure-étalon, et également nombre de mesures sur lesquelles se déploient les unités pertinentes. Par ailleurs, dès lors qu’elle se définit comme une symétrie, elle implique une comparaison entre ces mêmes unités. Enfin, ainsi que le terme le suggère, le chiffre référence de cette notion est 4 et ses multiples : 4 mesures, ou 2 fois 4 mesures, etc.

La notion de carrure n’a guère d’intérêt en soi, du fait qu’elle constitue une des composantes les plus implicites de la dimension structurelle des chansons : la plupart des chansons organise effectivement son flux sonore dans une répartition symétrique du temps musical. En d’autres termes, en chanson, quelques soient les petits écarts que peut sembler provoquer tel traitement mélodique, tel traitement verbal, ou tel traitement instrumental, l’on peut dire en quelque sorte que, du point de vue de la gestion du temps musical, l’on « retombe toujours sur ses pieds », c’est-à-dire que l’on peut le plus souvent instaurer une forme temporelle régulière et symétrique, qui même si elle n’est que partiellement manifestée (suppression ou adjonction d’une période à tel endroit de la chaîne sonore par exemple) se complète virtuellement dans les attentes de l’auditeur. Ainsi par exemple, les procédés conclusifs que nous avons évoqués précédemment, consistent justement en l’ajout ou la suppression de ces périodes : c’est alors le fait de déjouer l’attente d’une période complète, ou inversement, qui provoque la signifiance conclusive du procédé. Par ailleurs, lorsqu’une irrégularité est prégnante sur ce plan de la carrure, elle est le plus souvent réitérée, et devient de fait une régularité. C’est le cas dans la chanson Berceuse insomniaque, que nous venons d’analyser : le thème B présente par rapport au thème A une « excroissance » de quatre mesures, correspondant de fait au temps de la phrase mélodique commune aux deux paradigmes, dont nous avons expliqué qu’elle assumait une fonction particulière. Dès lors, l’instabilité provoquée par cette excroissance temporelle étant récurrente, (toutes les occurrences du thème B la manifeste) elle n’en perd pas sa fonction structurante, tout en intégrant une signifiance qui, dans le cas précis de cette chanson, corrobore simplement l’ensemble des phénomènes observés ailleurs.

En réalité, l’intérêt de cette notion de carrure réside dans le fait qu’elle permet de comprendre les phénomènes liés au vécu rythmique de l’auditeur, et de clarifier en quoi ce vécu, concernant les chansons, est effectivement mesuré, c’est-à-dire scandé par une battue isochrone, périodique et régulière, qui investit d’emblée le corps du sujet écoutant. En effet, nous l’avions dit au chapitre précédent, cette carrure, dès lors qu’elle organise le temps musical en mesures et groupements de mesures, constitue l’outil structurel par lequel la mesure est entendue et rendue prégnante : les temps faibles et forts s’y manifestent, notamment par le jeu de la rythmique, c’est-à-dire l’ensemble des instruments (basses, batteries, percussions notamment) qui gère les mouvements, les tempi, et l’avancée harmonique globale du discours musical. Toutes sortes d’éléments participent au fait que, en chanson, ce temps mesuré soit perçu comme effectivement vivace : progression harmonique manifestée sur les temps forts, jeux instrumentaux qui mettent en avant les degrés importants des accords sur ces mêmes temps, battue marquée par les percussions, changements de périodes annoncés par les « pêches »396, les intensités, les timbres, les pauses, etc. La chanson s’appréhende ici comme une musique de danse, au sens le plus large du terme : elle insuffle des mouvements du corps, des pas, des balancements, qui impliquent une appréhension régulée, cadencée, et accentuée de son discours. Dès lors, ces phénomènes de carrure, qui forment des cadres temporels du temps musical, permettent à l’auditeur d’anticiper l’apparition des thèmes, de prévoir les changements de paradigmes, mais aussi d’appréhender la répartition des données verbales sur le musical à l’intérieur de ces cadres, et ce dans une certaine adéquation implicite du mesuré musical et du prosodique verbal : l’organisation strophique est censée coïncider avec l’organisation des périodes ; l’accentuation prosodique est censée épouser plus ou moins « naturellement » l’accentuation générée par la métrique musicale.

Partant de ces considérations, il est à prévoir que lorsqu’une chanson propose une organisation temporelle, soit particulière sur un point ou un autre, soit globalement déviante au vu de ce cadrage implicite, ces caractéristiques peuvent participer aux conditions d’émergence du sens, ou même constituer en propre un mode spécifique d’émergence du sens.

Nous proposons d’étudier cette problématique de la gestion du temps musical en deux temps. Tout d’abord, dans une illustration d’un fonctionnement archétypal de carrure, afin de mettre en évidence quelles peuvent être les stratégies que l’auditeur est susceptible de mettre en œuvre pour fonder son vécu rythmique mesuré d’une chanson ; nous proposerons ensuite de mettre en évidence quelles peuvent être les implications d’une gestion atypique du temps musical. Rappelons que notre analyse reste liée à l’étude des structures globales des chansons, ce qui signifie que nous limitons notre propos à mettre en évidence comment la notion de carrure agit comme cadre temporel d’appréhension globale du sonore, et est à l’origine d’une perception mesurée des chansons. L’objectif est de montrer ensuite quels peuvent être les effets signifiants d’une carrure atypique, dans une chanson où ce cadrage du temps musical subit un traitement particulier.

Notes
396.

Une « pêche » désigne en jargon musical un accent musical momentané correspondant à un fortissimo joué le plus souvent par plusieurs instruments.