4.2.Ponts

Nous l’avons vu au début de ce chapitre, les ponts constituent des paradigmes musicaux qui ponctuent le discours musical. Pour décrire la structure globale des chansons, nous avons réservé le terme de « pont » à d’authentiques paradigmes instrumentaux, identifiables en tant que tels, qui se développent sur des périodes musicales ayant une pertinence dans la carrure, et dont la fonction est le plus souvent d’organiser le regroupement des paradigmes chantés, d’annoncer leur réitération, tout en les liant. Certaines chansons présentent d’autres périodes strictement instrumentales qu’il nous semble impropre de nommer « pont », tel que, par exemple, les quatre mesures de « pause » dans la chanson Il (Négresses Vertes), que nous avons déjà évoquées. De même, la chanson Maigrir (San Severino) ne développe pas de pont à proprement parler, mais une seule période de pause en fin de premier couplet (qui reprend la cellule de l’introduction mais seulement sur quatre mesures, pour huit mesures dans l’introduction), et dont la fonction peut se limiter à une respiration du discours chanté. Enfin, La malle en Mai (Les Hurlements d’Léo), développe un paradigme musical identifiable au pont tel que nous l’avons défini (unité thématique identifiable), mais également une période musicale, qui de fait acquière un autre statut, dès lors que des paroles l’entame, et que la musique seule la termine. Dans ce cas, le paradigme est syncrétique sur quelques mesures, et instrumental sur les mesures restantes, l’ensemble correspondant temporellement à une entité pertinente du point de vue de la carrure. Dès lors, le statut de ce type de paradigme dépasse celui de connecteur et sa fonction est hybride : respiration musicale en même temps que signifiance singulière, en relation avec le discours verbal ainsi englobé.

De fait, dans notre corpus, les ponts ainsi définis, qui jalonnent la continuité discursive, présentent tous la particularité de développer un donné thématique abouti. Deux grandes familles de pont se dégagent : ceux qui se présentent comme une reprise du syntagme introductif, avec ou sans variation ; ceux qui développent un donné thématique propre. La dimension téléologique prend alors corps dans le rapport entre un pont et ceux qui précèdent ou suivent, lorsqu’il y en a plusieurs. Dans ce cas, cette dimension est marquée par des phénomènes de variation du donné thématique, qui se manifestent par différents procédés : changement de timbre, changement de tessiture, variation mélodique, etc. Elle peut également être marquée par une gestion du temps musical particulière, c’est-à-dire par l’ajout d’une période entre une occurrence et une autre. Ainsi par exemple, dans la chanson Le baron noir, le premier pont présente une excroissance de quatre mesures par rapport au temps musical de l’introduction, alors que le pont suivant reprend une durée qui lui est équivalente. De même, dans la chanson Avril et toi, introduction et premier pont se développent sur un même temps musical, alors que le second pont présente également une excroissance de quatre mesures.

Il apparaît peu pertinent d’évoquer ces paradigmes sans les insérer dans la globalité discursive qu’ils organisent. Retenons simplement pour le propos qui nous concerne ici que les ponts, en tant que connecteurs, prennent place dans la carrure en relation avec les temps musicaux des autres connecteurs, introduction et coda. Par ailleurs, lorsqu’ils sont thématiquement innovants par rapport à l’introduction et la coda, ils construisent en creux un corps de chanson, qui de fait renforce les fonctions d’ouverture et de clôture des paradigmes encadrants. Pour illustrer ce dernier propos, citons en exemple la chanson Dis-moi (Mano Solo), emblématique de ce point de vu : les deux ponts sont le lieu d’un développement mélodique propre, et ouverts sur une demi-cadence, donc liants pour le corps de la chanson. Développement mélodique à la faveur du jeu des violon et violoncelle, sur douze mesures pour le 1er pont et huit pour le second, ce dernier constituant une variante du premier, et incluant un premier procédé conclusif par réduction. En revanche, introduction et codaproposent un syntagme musicalement tout à fait identique, différent des ponts, assuré uniquement par le piano, et sur seulement quatre mesures. Ces caractéristiques construisent un discours doublement fermé : fermé parce qu’encadré aux extrémités par deux connecteurs identiques ; fermé parce que ces connecteurs développent un donné thématique conclu en cadence parfaite, et clairement distinct des ponts. Le discours étant borné aux extrémités par des syntagmes musicaux limités en propre, qui n’appellent pas d’extension, et indépendant des ponts, ce qui est manifesté ici, c’est l’idée même de fin, d’achèvement. Le propos verbal développé entre les deux est dès lors empreint d’un contenu symbolique relevant du fatalisme, de la résignation, le corps de la chanson apparaissant comme un développement certes explicatif, mais symboliquement inutile.

De l’ensemble de ces considérations, il apparaît que la pertinence des connecteurs, en ce qu’ils construisent une discursivité téléologiquement ordonnée relève avant tout de leurs propriétés musicales et temporelles, c’est-à-dire de leur identification comme paradigme structurant la totalité, et de leur place dans la carrure. De fait, elle englobe des considérations développées dans nos deux points précédents. Leur fonction première, du point de vue de la structure globale, reste celle d’un cadrage de la totalité audible, et d’une hiérarchisation de ses éléments. C’est cette première fonction que l’auditeur sollicite dans ses stratégies de cohérence, et c’est cette même fonction que nos observations mettent en évidence en premier lieu. L’auditeur est susceptible de mettre en rapport ces paradigmes dès lors qu’ils apparaissent à des moments clés de la chaîne sonore, et dès lors qu’ils se singularisent globalement par l’absence de la voix chantée. De ces rapports naît l’ordonnancement de la discursivité, dans une comparaison perceptive de laquelle émergent les concordances, les divergences et les écarts. Par ailleurs, les singularités locales de certains connecteurs, et les relations qu’ils entretiennent entre eux, sont autant d’indices pour l’interprétation du discours global : dès lors qu’il s’agit là d’une ponctuation, et donc d’une syntaxe, ces unités oeuvrent non seulement pour la constitution d’un énoncé spécifique, mais également pour sa modalisation, et de fait oriente l’interprétation du discours dans sa totalité.