1.1.Stratégies de cohérence et dimension intelligible

Nous avons démontré que l’auditeur est susceptible de mettre en place des stratégies de cohérence qui lui permettent d’instaurer la totalité signifiante, et de faire d’un flux sonore continu un discours intelligible. Il saisit alors de l’objet un ensemble d’indices signifiants, à partir desquels il transforme le continuum sonore en un discours syntagmatiquement et paradigmatiquement structuré, ainsi que temporellement pertinent. Il apparaît que nous pouvons discerner deux niveaux de pertinence sur lesquelles s’opèrent ces stratégies de cohérence : un niveau qui considère les éléments in praesentia dans leurs interrelations ; un niveau qui est opérant dans la confrontation des éléments in praesentia et des éléments in absentia.

Nous avons conceptualisé le premier niveau en fonction des renvois internes, au travers desquels l’auditeur fonde la discursivité de l’objet musical. Nous l’avions évoqué au début de ce chapitre, les stratégies de cohérence mises en évidence ici s’établissent sur la comparaison perceptive d’unités distinctes et temporellement distantes. Dans ce sens, elles nécessitent une activité perceptive intelligente et médiate. En effet, la mise en relation des éléments répétés au sein de l’objet sonore implique de reconnaître dans l’objet les éléments pertinents qu’il s’agit de mettre en relation. Ces éléments retirent leur saillance des valeurs musicales qu’ils manifestent : hauteurs, durées, timbres et intensités construisent des événements complexes que l’activité perceptive reconnaît et constitue en éléments porteurs de forme, établissant ainsi, au travers des lois harmoniques et métriques intégrées, des structures. Dans ce sens, cette activité perceptive nécessite, ainsi que le précise McAdams, une connaissance abstraite du système musical :

‘« Les qualités perçues des événements musicaux sont ancrées dans un système appris de relations (échelle, mètre, champ harmonique, etc.) qui est plus ou moins fortement évoqué par les relations entre les événements dans le contexte musical. On peut considérer ce système de relations comme de la connaissance abstraite quant à la structure de la musique d’une culture donnée, acquise au cours d’une expérience extensive. Cette connaissance est abstraite dans la mesure où elle incarne des relations relatives de stabilité ou de saillance parmi les valeurs d’une dimension donnée. Ce domaine est sans doute le plus important pour la prise en considération de la capacité de porter la forme, car il est clair que si un système de relations parmi les valeurs d’une dimension ne pouvait être appris, la puissance de cette dimension en tant que force structurante serait gravement compromise. »477

En chanson, cette connaissance abstraite du musical est fondée principalement sur une acculturation de l’auditeur au système tonal, système que la chanson exploite dans ses règles les plus rudimentaires.

Ainsi, nos analyses ont montré que, des mises en relation ainsi effectuées, émerge une discursivité, et par conséquent, une organisation signifiante du continuum sonore et des événements musicaux. Nous avons également observé que la voix, en tant que substance musicale, non seulement participait pleinement de cette discursivité, mais subissait également des modalisations, de type sonore et musical, qui la fonde comme signifiante en tant que voix-substance, et non uniquement en tant qu’expression d’une sémiotique verbale. En effet, cette prégnance vocale, gérée par des propriétés musicales globales organisant le continuum sonore, construit une appréhension spécifique des contenus verbaux, en hiérarchisant la saillance perceptive de leur manifestation dans la totalité audible. En conséquence, la dimension intelligible de l’objet, que l’auditeur construit dans l’instauration de la discursivité musicale, se nourrit également de « contenus verbaux » ainsi mis en avant de la « scène sonore », par la gestion globale du musical. L’ensemble fait effectivement intervenir la dimension du « comprendre » de l’activité perceptive de l’auditeur, qui vise, dans son intention d’écoute, à saisir dans le son les éléments qu’il peut mettre en relation avec ces deux systèmes signifiants abstraits : la musique tonale et la langue.

Quant au niveau opérant dans la confrontation des éléments in praesentia et ceux in absentia, il prend corps dans une confrontation entre les règles structurelles implicites que l’auditeur a intégrées du genre chanson (genre en tant que « macro-structure »), et l’actualisation discursive spécifique que constitue telle ou telle chanson qu’il écoute. Dans ce sens, nous rejoignons Tarasti lorsqu’il dit que :

‘« […] Pour étudier la sémiosis musicale, on doit tenir compte non seulement des éléments et relations in praesentia, mais aussi des potentialités de développement latentes. Ces dernières demeurent peut-être au second plan d’une composition, mais elles influent pourtant sur les événements en surface, la musique telle qu’on l’entend. Les relations in absentia sont inférées en se basant sur les signifiés (phénomène de surface) et également sur la compétence musicale de l’auditeur et de l’analyste ; elles sont au moins aussi importantes que les relations in praesentia du niveau syntaxique. »478

Le propos de l’auteur nous apparaît intéressant dans la mesure où, assez paradoxalement, il révèle une certaine spécificité de l’objet chanson. En effet, bien que Tarasti évoque ici une réalité inhérente à tout objet musical, dont « la signification » (en tant que sémiosis) résulte de la saisie globale de l’objet à ce double niveau d’appréhension, son propos n’est pas à prendre tel quel pour notre objet. Les entités évoquées ne sont pas équivalentes, les « potentialités de développement latentes » s’envisagent dans les limites du genre chanson, pour lequel, par ailleurs, la « sémiosis musicale » diffère, du fait même qu’elle intègre une dimension verbale prégnante. En conséquence, les relations in absentia, du fait de la relative simplicité du musical en chanson et de sa prégnance générique due à son statut de « produit culturel de consommation », ont la particularité de s’établir avec un « objet générique virtuel », dont l’efficience est évidente en tant qu’ « objet musical normé », et ce pour tous les auditeurs, quelque soit le niveau de compétence musicale, du fait de la surexposition à ce type d’objet, et des propriétés musicales à la fois élémentaires et culturellement entérinées qu’il exploite.

Par conséquent, l’« objet générique virtuel », en tant que modèle du texte informé, agit comme le canevas au travers lequel l’auditeur construit une part essentielle de la cohérence de l’objet, et participe à son instauration comme objet de sens, dans sa dimension intelligible. Ce canevas peut se concevoir comme une grille d’appréhension des chansons, et dans ce sens fait écho, nous semble-t-il, à la notion de « format », que Geninasca invoque pour l’art pictural. En effet, dans son article « Le logos du format »479, Geninasca élabore une théorie selon laquelle l’interprétation d’un tableau sollicite « un champ vide solidaire d’une  « grille positionnelle », invisible et néanmoins déterminante pour l’instauration de la totalité signifiante du tableau ». Résumons son propos :

Selon l’auteur, l’œuvre picturale s’appréhende par le biais d’une structure invisible qui l’informe, structure rectangulaire qui construit un champ, le « champ de format », le format en question relevant d’une représentation mentale de cette structure :

‘« Subordonné à l’existence des directions fondamentales de l’espace pour le sujet, indépendant des propriétés géométriques du champ qu’il informe, le format correspond au rectangle invisible circonscrit au support matériel. »’

Il se dégage de son argumentation trois points fondamentaux, qui fondent l’existence de cette notion de format, et son efficience pour l’appréhension d’une œuvre picturale : la surface objective du support matériel et la structure invisible qui l’informe, n’ont pas le même statut de réalité ; le format correspond toujours à un quadrilatère rectangle, du fait des directions fondamentales de la verticalité et de l’horizontalité, dans lequel s’inscrit un tableau « idéalement accroché sur un plan vertical orthogonalement opposé à un observateur » ; du fait de la solidarité des côtés, des axes et des intersections (angles, centre, milieu des côtés) qui sont autant de points saillants, le champ du format a les propriétés d’une structure.

Concernant notre objet chanson, concevoir l’objet générique virtuel comme un format au sens de Geninasca, implique donc que cet objet constituerait une représentation mentale informée, un champ vide délimité par des « lignes » virtuelles, et doté d’une grille positionnelle ou « dispositif topologique » par lequel on appréhende les chansons. Cette conception nous paraît fondée dans les conditions suivantes :

  • le « champ du format » se conçoit comme un « champ temporel ». Ce champ temporel est efficient en chanson, au travers de son temps chronométrique idéal, délimité en ses bords par le début et la fin de l’objet de discours ainsi clôturé. En effet, la durée générique standard de l’objet se situe autour de 3mn30, et est par ailleurs formatée par les besoins de l’exploitation économique et commerciale des chansons. Du reste, si l’on calcule la durée moyenne des chansons de notre corpus, l’on obtient effectivement une moyenne de 3mn30, à la seconde près.
  • les « directions fondamentales » de l’objet musical chanson peuvent s’appréhender au travers des axes de la hauteur et de la durée, qui constituent les échelles de valeur sur lesquelles se fonde l’ensemble des éléments du système musical tonal pertinents pour les chansons et la discrétisation du continuum sonore (cadences harmoniques, thèmes, rythme, mètre), et par conséquent pour la constitution d’entités fonctionnelles à l’intérieur du champ. Dès lors, cette « structure du format » chanson, invisible et pour autant efficiente, relève alors d’une exploitation surcodée de ces « directions » pour notre objet, surcodée par l’ancrage historique des principes fondamentaux de la musique tonale dans les objets musicaux de nos cultures, par une tradition orale séculaire dont ces principes émanent, et dont la chanson est originaire, et par l’usage actuel musical de ce type de production artistique. Dès lors, le « dispositif topologique » en tant que « format chanson » s’appréhende comme une gestion spécifique, des lois harmoniques (par le biais des cadences), des thèmes mélodiques qui régissent les chansons ; de l’organisation temporelle des périodes, qui fonde la dimension de la carrure comme une dimension pertinente. Le format ainsi conçu constitue bien, dans la structure invisible qui l’informe, une grille d’appréhension des chansons. L’on précisera alors avec Geninasca que sa réalité est paradoxale : bien que déterminante par rapport à la composition musicale d’une chanson, la structure qui informe le champ du format n’est pas, comme telle, observable. Le format est alors à concevoir ni comme un pur concept, ni comme un « temps informé » perçu, mais constitutif de l’interface du sujet écoutant et de l’objet perçu.

Notes
477.

McAdams Stephen, 1989a : 260.

478.

Tarasti, 1996 : 25.

479.

Geninasca : 2003.