1.3.Cohésion et dimension sensible

La cohésion, telle que la définit Geninasca, s’unit à la cohérence pour fonder l’instauration du tout de signification d’un ensemble signifiant. Cette cohésion émerge de la « saisie impressive » des discours, et est solidaire de la perception et de la sensation actuelle. Cette saisie impressive, Geninasca la nomme également « saisie rythmique » ou « saisie sensible », selon qu’il évoque les syntagmes sériels480, ou les discours esthétiques dans leur ensemble481. Elle constitue le troisième type de saisie du sens, les deux premiers relevant de la saisie molaire et de la saisie sémantique482. Par conséquent, par « saisie impressive », l’auteur désigne le mode de saisie de la dimension sensible des discours, et par « cohésion perceptive » ou « sensible » le résultat de cette sémiosis.

Cette définition de la cohésion sensible, et de la saisie impressive qu’elle implique, conceptualisée par l’auteur pour l’interprétation des discours esthétiques, demande quelque précision et ajustement, au regard de notre objet chanson dont la matérialité est faite de sons. En effet, le fait que ce phénomène physique complexe qu’est le son n’existe, en tant que phénomène perçu, que par les sensations, auditives et trans-sensorielles, qu’il procure au sujet percevant, implique deux observations : (i) la saisie impressive en tant qu’elle est synonyme pour l’auteur de saisie sensible de l’objet, est un mode de saisie inhérent à la nature sonore d’une chanson, et premier pour son existence en tant que discours pour un auditeur. En d’autres termes, contrairement à l’univers des discours verbaux, où discours esthétiques et discours transitifs peuvent se différencier, selon Geninasca, par la prégnance de leur dimension sensible, aucun discours musical, aussi trivial soit-il, ne peut manifester une dimension sensible qui puisse être « secondaire », relativement à sa dimension intelligible. (ii) la pertinence de la différence entre cohésion et cohérence réside alors dans l’intention d’écoute que l’une et l’autre des dimensions sous-tendent. Autrement dit, tous les éléments pertinents pour la cohérence de l’objet sont susceptibles de construire également une cohésion de l’expérience perceptive, dès lors que les deux dimensions sont pareillement indissociables d’une saisie sensible de l’objet sonore. Pour autant, la réciproque n’est pas vraie, au regard des définitions que nous avons posées des activités d’écoute. Le « comprendre » correspond à une visée, et la saisie qu’il implique est une saisie de type sémantique, qui construit de fait une cohérence : seules les configurations perceptives susceptibles de former des entités pertinentes au regard d’un système abstrait signifiant et opérant, sont à même d’émerger de l’écoute du « comprendre » telle que définie, et de nourrir la dimension sémantique de l’objet. En revanche, la saisie impressive, telle que définie par l’auteur, se conçoit alors, pour un objet musical, comme la saisie de laquelle émergeraient des configurations perceptives effectivement solidaires de la perception et de la sensation actuelle, mais restrictivement liées à une expérience sensible de l’objet de discours, en tant qu’elles forment cohésion avec sa dimension sémantique sans en supporter les valeurs et processus intelligibles. Par conséquent, pour notre objet, la saisie impressive envisagée dans cette acception, ne peut se définir que restrictivement, comme la saisie corrélée à l’activité d’écoute du « ouïr » : l’auditeur saisit une totalité audible concrète, dont il est « frappé », son attitude d’écoute ne visant rien d’autre que la sensation de cette perception. Dès lors, on retrouve ici, ainsi que nous l’avions déjà signalé, l’instance de non-sujet telle que définie par Coquet. Citons l’auteur, dans son article « Instances du discours et phénoménologie », tiré de l’ouvrage La transversalité du sens. Il commente un texte de Ludovic Janvier, qui met en scène l’expérience sensible du peintre Pierre Bonnard. Son propos concerne donc la vue, et non pas l’ouïe :

‘« Le voir ici est second : il relève du cognitif. À ce titre il implique la présence du sujet, l’instance judicative. Le sentir est premier : il relève de la perception corporelle. Il implique la présence de cette instance de base que la sémiotique des instances appelle le non-sujet. Dans ce temps et cet espace phénoménologique, les phénomènes s’ordonnent autour du corps, de mon corps. C’est lui l’origine, ce "hic absolu" dont la propriété intrinsèque est de rendre proche, tel un attracteur, ce qui est lointain, et instantané ce qui se déploie dans le temps. »483

Il nous semble pertinent d’adapter ces propos aux activités d’écoute et aux saisies qui y sont corrélées. Le « comprendre » relève du cognitif, et implique le sujet en ce qu’il assume son écoute et ce qu’il en saisit. En revanche, l’ « ouïr » relève effectivement de la perception corporelle et d’une saisie impressive au sens strict, saisie d’un sujet percevant qui en constitue à la fois l’origine, et qui en subit les effets ou sensations. Pour autant, le cognitif est lui-même corrélé à un « sentir » qui se manifeste dans la cohésion des configurations perceptives qui le fondent. En conséquence, la cohésion de l’expérience perceptive, telle que définie par Geninasca, est double pour notre objet (et non pas doublée) : elle constitue d’une part une cohésion perceptive de type intelligible, au sens qu’elle participe pleinement à l’instauration de la dimension intelligible de l’objet par l’auditeur. Elle s’érige alors dans la confrontation entre l’activité perceptive médiate de mise en relation des éléments pertinents, ainsi que nous l’avons expliqué pour les stratégies de cohérence, et dans l’activité perceptive immédiate d’un intelligible alors « éprouvé » lors de l’expérience actuelle d’écoute ; d’autre part, elle constitue une cohésion sensible, perceptive, des configurations perceptives que l’auditeur n’est pas en mesure d’assumer, en tant qu’instance judicative, mais qu’il ressent pour autant. Cette seconde propriété relie directement la cohésion à l’activité d’écoute du « ouïr ».

L’on retrouve de fait, dans cette extension de la cohésion, la relation englobante qui lie le sonore et le musical, et qui apparaît dans nos analyses dès lors que les éléments analysés de la dimension plastique sonore sont à la fois perceptibles en tant que tels, et pour autant constitutifs d’une cohésion solidaire de la cohérence intelligible des chansons.

Ainsi, les modes de signifiance des représentations sonores que nous avons étudiées relèvent effectivement d’une saisie impressive au sens strict, c’est-à-dire susceptibles de « frapper » le sujet percevant dans son activité d’écoute du « ouïr » : les compositions de l’espace sonore, la gestion des timbres et des jeux des instruments, les évolutions des physionomies des « blocs sonores », les occupations du spectre harmonique, etc., sollicitent le sujet percevant non pas dans ce qu’il comprend des sons qu’il entend, mais dans ce qu’il en ressent. C’est également le cas pour les phénomènes de scansion métrique que nous avons étudiés. Ces sensations sont par ailleurs indépendantes de son intention d’écoute, elles s’éprouvent par son « corps percevant », en tant qu’il ordonne autour de lui le temps et l’espace phénoménologique du hic et nunc de son expérience d’écoute. Les catégories qui émergent de la dimension plastique, sont alors constitutives de ce qu’on pourrait appeler un « état dynamique » de la cohésion sensible : à la fois très abstraites et très générales, elles fondent la dimension sonore des chansons comme instaurant un isomorphisme entre les configurations perceptives qui la compose et les états thymiques, tensifs et phoriques, du sujet qui écoute.

Notes
480.

Geninasca, 1997 : 77.

481.

Geninasca, 2004a et 2004b.

482.

« Appelons molaire la saisie qui s’arrête aux grandeurs constituées que définit un savoir associatif, socio- ou idiolectal […] et sémantique, celle qui concerne les virtualités relationnelles des propriétés de ces grandeurs. », Geninasca, 1997 : 59.

483.

Coquet, 2006 : 16.