2.1.Énonciation et empathie

Du point de vue de l’énonciation, la singularité d’un objet comme la chanson réside donc indubitablement dans le fait que sa dimension vocale constitue en soi un acte d’énonciation, une effectuation du sens prise en charge par une autre « énergie », constitutive d’une autre subjectivité que celle de l’énonciataire, celle de l’énonciateur. En effet, ainsi que le souligne Ricoeur :

‘« […] en tant que voix poussée au-dehors par le souffle et articulée par la phonation et toute la gestuelle, l’énonciation partage le sort des corps matériels. En tant qu’expression du sens visé par un sujet parlant, la voix est le véhicule de l’acte d’énonciation en tant qu’il renvoie au « je », centre de perspective insubstituable sur le monde. »487

La concomitance des deux actes d’énonciation renvoie alors au dispositif communicatif sous-jacent, entre un chanteur et son auditeur, dès lors que la voix du chanteur, selon Cohen-Lévinas, est toujours une voix adressée :

‘« Peut-on imaginer un chanteur dont la voix ne s’adresserait à personne, qui irait toucher le vide des choses comme le vide des êtres ? Il serait alors en situation de soliloque ontologique qui représenterait à lui seul l’enfer dans ses dimensions symboliques, épiques et historiques les plus exacerbées. Cette voix qui lui revient finirait par ne plus être entendue par son corps. Son chant glisserait ostensiblement de l’auto-affectation à l’auto-altération. Entendre sa voix avec sa gorge, comme le pensait Merleau-Ponty qui n’était pourtant pas chanteur, c’est laisser à autrui la possibilité de vous répondre dans la concrétude du lieu ou s’élabore le souffle et la mélodie, avec l’organe de l’entendement. »488

Ainsi, la présence de la voix dans une chanson fait de cet objet de discours une adresse, en même temps qu’elle renvoie directement à une altérité : la voix se pose comme la parole singulière d’un sujet sentant et percevant, dont le corps tensif et phorique transparaît dans le faire et l’être vocal. Elle est constitutive du corps propre de l’énonciateur, et pose d’emblée un « autre que soi », intentionné à la fois d’un dire, dans son activité symbolique de production d’un discours, et d’un « faire ressentir », dans son activité artistique de chanter. Ce « faire ressentir » a été étudié par De Chanay dans son article « La chair des sons ou l’aspectualisation du corps : exemple de l’opéra »489, dans l’examen des phénomènes d’empathie liés à l’écoute de la voix. Selon l’auteur, ce « faire ressentir » repose sur l’hypocrisis, au sens défini par Aristote, comme usage adéquat de la voix selon les états passionnels que l’émetteur souhaite transmettre, et est responsable, par la transmission des émotions, de phénomènes de catharsis, comme « purgation » (à la fois un soulagement et un plaisir) consistant en ce qu’on fait éprouver à quelqu’un des passions en lui en présentant une imitation. Ce « faire ressentir » déclenche donc des phénomènes d’empathie qui, selon De Chanay sont de deux ordres :

  • l’empathie « narrative » : elle fonctionne par projection et identification, et dépend du texte, du sens que l’auditeur rend pertinent en l’appliquant à son actualité. Cette forme d’empathie concerne moins directement notre réflexion du fait qu’elle est directement liée aux contenus verbaux des chansons ;
  • l’empathie somatique : c’est celle de l’hypocrisis, qui présuppose un rapport direct à l’autre, et qui autorise un ajustement physique de la réception à l’émission. Elle fait directement intervenir ce que Chion nomme les « indices sonores matérialisant »490 : le son vocal transmet alors une image de la posture corporelle qui est à la source de son émission, et qu’à l’audition, l’on saisit et l’on épouse. Cette forme d’empathie est directement liée à la réception de la voix en tant que « voix-substance ». Elle fonctionne sur plusieurs plans : la respiration, le toucher des ondes sonores et leur réception trans-sensorielle, liés en particulier à leur fréquence et à leur intensité, le rythme dynamisant ou non de la profération.

Par ailleurs, l’objet sonore et musical que nous avons étudié manifeste, dans ces deux dimensions, des caractéristiques susceptibles de former des relations de divers types entre le vocal et le musical : les configurations de prégnance de l’un et de l’autre, les propriétés sonores de certains sons instrumentaux ainsi que leur jeu, donnent corps à ce que Cohen-Lévinas nomme une « hypotyposedu vocal dans le musical » :

‘« […] une manière de mettre dans les sons une évocation dont seule est chargée la vocalité, qu’elle relève de la mimésis, de la rhétorique, ou d’une éloquence qui se situe au-delà de tout poétique ou textuel »491

Par conséquent, il ne paraît pas incongru d’envisager que ce type de manifestation dans la dimension sonore et musicale des chansons492, étende l’efficacité de l’hypocrisis au-delà de la dimension vocale stricte.

Enfin, en chanson, l’hypocrisis dont il est question nous semble moins corrélée à une « théâtralité » du faire vocal, propre à l’opéra, qu’à une sorte de « sublimation » de la passion quotidienne, du fait du caractère « illégal » de la voix chantée. En effet, la voix chantée de la chanson manifeste l’intime passionnel dans un faire vocal le plus souvent accessible à chacun de ses auditeurs. Le chant ainsi produit, souvent proche, dans ses courbes mélodiques, du parlé ordinaire, manifeste une voix qui signale des usages de la voix comme indices d’affects, usages efficients également dans la parole interactive. En d’autres termes, le fait même que tout auditeur soit capable de fredonner sans grande difficulté les chansons qu’il écoute, voire même par imitation du geste vocal, de reproduire certains indices sonores de l’énonciation d’origine, provoque en sus des phénomènes d’empathie que nous avons évoqués, une possible appropriation du faire énonciatif vocal, à la fois source de plaisir, et ressource supplémentaire de la catharsis. En conséquence, les phénomènes en jeu ici, empathie d’une part et appropriation du faire énonciatif d’autre part, permettent à l’énonciataire à la fois la distanciation nécessaire à toute construction symbolique et à son énonciation, du fait de l’irréductible individualité de la voix de l’interprète, et la « réduction de l’altérité »493 : l’ « autre » peut potentiellement se ramener au « même », son altérité s’en trouvant ainsi ponctuellement neutralisée.

Notes
487.

Ricoeur, 1990 : 72.

488.

Cohen-Lévinas, 2006 : 281.

489.

De Chanay, 2002.

490.

« Par indice sonore matérialisant nous désignons un aspect d’un son, quel qu’il soit, qui fait ressentir plus ou moins précisément la nature matérielle de sa source et l’histoire concrète de son émission […] : raclements de gorge et respirations dans un son de voix, crissements dans un bruit de pas, légers accidents d’attaque, de résonance ou de justesse dans une séquence musicale. » (Chion, 2004 : 102).

491.

Cohen-Lévinas, 2006 : 200.

492.

À titre d’exemple, nous pouvons écouter le jeu de la guitare électrique dans la chanson d’Arno (Les yeux de ma mère, pont 2 : extrait sonore n°12e ). Les distorsions du son, connues des guitaristes sous le nom d’effet wah-wah, donnent effectivement un caractère vocal au son, du fait de la modulation harmonique rapide que cela provoque.

493.

Fontanille, 2004 : 63