2.2.L’objet de sens dans la pratique d’écoute

Nous avons reconnu à la chanson un mode d’existence singulier en tant qu’objet de discours : du fait qu’elle est maintes fois renouvelée, son écoute s’apparente à une pratique spécifique, et rend inaccessible l’objet de l’écoute originelle. Cette particularité ressort de son caractère musical et sonore, et relève par conséquent de l’expérience esthétique et du plaisir que son écoute procure.

De Chanay fait l’hypothèse que ce plaisir de l’écoute répétée, qui émane d’une union entre sens et sensation, résiderait dans le fait que « le travail esthétique qui donne du plaisir répond à des procédés généraux (rhétoriques) qui programment pour les occurrences [d’écoute] des modes de réception du message, modes qui ne varient pas, et qui font que l’auditeur, à chaque fois qu’il est remis en situation d’écoute, est mis en situation d’éprouver »494. Son hypothèse concerne l’écoute des opéras, en tant que l’auditeur cherche à retrouver dans l’écoute sur support, un plaisir vécu lors d’une représentation hic et nunc de l’œuvre en question. Le plaisir de l’écoute des chansons ne se considère pas tout à fait dans les mêmes termes, du fait que la chanson sur support est le mode premier d’existence de l’objet pour l’auditeur. Les concerts des artistes de chanson revêtent pour l’auditeur d’autres enjeux liés davantage au « personnage chanteur », et au « fait social » global de sa production, qu’à l’ « éprouver » d’une performance en acte des œuvres. En effet, le plus souvent, l’écoute réitérée des œuvres n’est pas forcément liée au désir de retrouver une sensation éprouvée in situ, nombre d’auditeurs écoutent des chansons sans jamais ou rarement se rendre aux concerts. Par conséquent, ce régime de « programmation » du sens et de la sensation nous semble effectivement pertinent pour expliquer l’écoute itérative des chansons. Cependant, il nous apparaît qu’il se double d’une dimension de l’ « intime » qui lui est propre, et qui s’élabore dans un « éprouver » dynamique fortement lié à l’ « état d’âme » du sujet écoutant lors de l’écoute actuelle. Dans ce sens, nous dirons, avec Landowski, que le régime de sens dont il s’agit ici relève d’un ajustement :

‘« Ce dont il s’agit, c’est en fait d’une coalescence ou plus précisément d’un ajustement en acte, qui ne se laisse comprendre, et d’abord appréhender, que dans le moment même où un tel rapport se noue : effet pour ainsi dire sans cause, ou du moins qui ne trouve sa raison ni du côté du sujet ni de celui de l’objet, mais tient tout entier à leur mise en présence. »495

Nos analyses ont tenté de montrer quelques propriétés de l’objet de sens ainsi considéré. La totalité audible instaurée par le sujet écoutant construit un objet de sens dynamique, dont la signifiance ressort essentiellement de sa forme (au sens de Geninasca), comme si en définitive le sens d’une chanson se définissait par « le sens de sa forme ». Ce sens est instauré par le sujet de l’énonciation, impliquant son inhérente subjectivité, constitutive de la dimension intelligible comme de la dimension sensible de l’objet. Considéré dans sa pratique, cet objet de sens s’inscrit dans un régime ontologique temporel dont on peut dire, avec Bertrand et Fontanille496, qu’il relève à la fois de l’existence et de l’expérience. En effet, selon ces auteurs, toute sémiotique-objet s’inscrit dans un régime temporel ontologique :

‘« […] le choix d’un régime temporel est la manifestation formelle d’une certaine conception de l’ "être-au-monde". Le temps de l’existence est le temps du monde et du mouvement, et résulte d’une projection existentielle dans le procès ; il implique donc un débrayage ontologique et des médiations existentielles. Le temps de l’expérience est celui de la perception sensible, et de la présence immédiate au monde ; il implique donc un embrayage ontologique. »497

Les régimes ontologiques temporels sont définis par les auteurs selon cinq variables : l’opération fondatrice (débrayage pour l’existence, embrayage pour l’expérience) ; la dominante prédicative (jonction vs présence) ; les énoncés typiques (existence/inexistence vs apparition/disparition) ; les valences (médiation vs immédiateté) ; les domaines (être/faire vs éprouver/vivre). Les auteurs précisent :

‘« […] il n’existe pas de situation ou de sémiotique-objet qui soit purement "expérientielle" ou purement "existentielle" […]. Par conséquent, la sémiotique du temps devra considérer non pas l’opposition entre ces deux régimes, mais les tensions et les variations de tensions entre l’un et l’autre. »498

La chanson, en tant que sémiotique-objet, n’échappe à la règle. L’on ne s’engagera pas ici avec précision dans l’examen de sa sémiotique du temps, telle qu’elle est conçue dans l’ouvrage que nous citons. Nous pouvons cependant observer ce qu’en révèle son énonciation. La concomitance des actes énonciatifs marque un ancrage de la sémiotique-objet dans deux temporalités différentes :

Cependant, et là réside selon nous la spécificité de l’objet de sens, les syncrétismes sémiotiques supportés par la voix, au travers de la la voix-présence et de la voix-énonciation, telles que nous les avons définies dans notre travail, lui confère sa valeur expérientielle, pour l’auditeur qui l’écoute, dans le sens donné qu’en donne Bertrand et Fontanille :

‘« L’expérience est un processus créateur d’objets de valeur de type cognitif et affectif (des connaissances, des souvenirs, des compétences, des routines, des empreintes, etc.). […] ce processus de création et d’acquisition se caractérise principalement par l’immédiateté de la relation aux objets, aux situations, au monde en général ; il s’agit d’éprouver les choses […]. C’est pourquoi on peut définir l’expérience comme production et acquisition de valeurs grâce à l’immédiateté de la relation au monde. L’immédiateté ne s’oppose pas à la disjonction, mais, plus fondamentalement, à la jonction, au principe même selon lequel les sujets et les objets étant dissociés, leur relation ne peut être que de conjonction ou de disjonction ; l’immédiateté (vs la médiation) est de l’ordre de la présence (présence au monde, en l’occurrence). »499

Le régime temporel de cette sémiotique-objet serait par conséquent à dominante expérientielle. Ce qui en définitive rejoint le caractère rituel liée à sa pratique d’écoute, et expliquerait également sa popularité, son caractère « consommable », ainsi que son ancrage dans une époque, une histoire, une société. En définitive, il nous apparaît alors que la variable avec laquelle compose en priorité l’objet de sens, et la manière dont il signifie, relève principalement d’une présence du sens, telle que l’évoque Landowski :

‘« […] pour que ce qui prend place dans le "champ" perceptif puisse enfin donné lieu à une présence vive faisant effectivement sens (ou image), il faut que d’une manière ou d’une autre le corps s’y trouve esthésiquement mis en mouvement. Et cela n’est rendu possible que par le jeu de quelque rapport entre éléments modulés sur le mode musical : la présence du sens, décidément, ne peut être qu’une présence dansée. »500
Notes
494.

De Chanay, 2002.

495.

(Landowski, 2004 : 97.

496.

Bertrand, Fontanille, Régimes de la temporalité, introduction, 2006.

497.

Bertrand, Fontanille, 2006 : 5

498.

Ibid.

499.

Ibid.

500.

Landowski, 2004 : 194-195.