Conclusion générale

Arrivée au terme de cette recherche, nous avons le sentiment de conclure une aventure qui mériterait encore de nombreuses investigations. Nous l’avons menée avec l’exigence sous-jacente d’éviter, autant que faire ce peu, le commentaire et l’extrapolation interprétative, afin que nos hypothèses et nos résultats trouvent des fondements concrets dans l’objet analysé. La manière dont nous avons élaboré cette recherche, comme un cheminement raisonné au fur et à mesure des questions soulevées par nos intentions initiales, a constitué alors pour nous une véritable découverte, à la fois de cette sémiotique-objet qu’est la chanson, et de l’efficience de certaines théories sémiotiques pour l’analyser.

En effet, cette expression artistique, si familière à notre quotidien, apparaît à l’analyse d’une surprenante richesse, tant du point de vue de sa dimension musicale que de sa dimension sonore. Nous n’avons présenté ici que la part substantielle des « découvertes » faites au cours de notre démarche expérimentale, présentation qui nous est apparue suffisante pour démontrer la pertinence de nos hypothèses sémiotiques. Pour autant, les points que nous avons examinés et illustrés à partir de chansons choisies ont une pertinence pour chacune des chansons du corpus La simplicité apparente de l’expression « chanson » s’avère en fait très productive pour l’émergence du sens. Nous avons découvert à chaque détour d’une analyse, à chaque écoute sémiotiquement intentionnée, des éléments pertinents, qui participent à l’élaboration de la chanson comme « tout de signification », intelligible et sensible. Ces éléments se logent de partout dans la totalité audible. Au niveau local : dans le traitement vocal de tel morphème, dans la tenue ou le relâchement de telle note, dans la répétition ou la destruction de tel intervalle de hauteur, dans la réitération de telle formule rythmique, dans l’attaque, le grain ou l’entretien de tel son… ; Au niveau global : dans la construction des physionomies sonores des paradigmes, dans les répétitions caractérisées de tel motif mélodique, dans l’exploitation des timbres, dans la construction de la perception mesurée… L’objet s’élaborant fondamentalement autour de la répétition, quelle qu’en soit sa modalité, tout écart, tout ajustement, toute variation, dès lors qu’elle se pose comme une différence, est susceptible de faire sens. L’ensemble des éléments pertinents relève alors de ces trois composantes de l’objet sonore, le son, la musique et la voix.

Ainsi, une des conclusions évidentes de notre travail est que, si on l’analyse en tenant compte de l’ensemble des éléments sonores qu’elle manifeste, la chanson se révèle être un objet sémiotique fort complexe, et ne renvoie aucunement à une forme d’expression « simpliste », telle qu’on l’évoque souvent. Cette complexité n’est pas à mettre au compte, nous semble-t-il, de ses propriétés musicales au sens musicologique du terme, ni même de sa dimension sémio-linguistique au regard de son texte, mais réfère bien à cette « composition globale sonore », faite de sons, de musique, et de voix, que constitue la sémiotique-objet, et que l’auditeur instaure en objet de sens lors de son écoute. Dès lors que cette composition est faite de sons, dont la voix manifeste l’humanité tangible, la sémiosis en jeu intègre alors inévitablement l’inhérence sensible du corps de l’auditeur écoutant, l’indépassable temporalité de l’expérience d’écoute, ainsi que l’irréductible présence du sujet de l’énonciation – énonciateur et énonciataire – comme subjectivité éprouvant et éprouvée.

En outre, notre travail démontre que certains concepts sémiotiques, habituellement construits et convoqués pour la compréhension et l’analyse des discours littéraires, ou éventuellement des sémiotiques visuelles, peuvent s’avérer tout à fait efficients pour expliciter les fonctionnements sémiotiques en jeu dans l’objet musical « chanson ». En effet, il apparaît que cette « composition globale sonore » a toutes les caractéristiques d’un texte informé (au sens de Geninasca) et manifeste, dans sa matérialité même, les éléments nécessaires et suffisants à la construction du tout de signification, de sa cohérence intelligible, et de sa cohésion sensible : la substance de l’expression fait sens sans nécessiter d’être mise en relation avec un plan articulé du contenu. La signifiance ainsi manifestée construit une sorte de contenu dynamique, « en suspens », qui a des propriétés figurales, et que l’instance d’énonciation est susceptible d’investir de valeurs spécifiques, certes au regard des contenus manifestés dans la dimension verbale, mais également, et surtout dirions-nous, au regard de l’effectuation du sens proprement dite, dans l’écoute ponctuelle, inévitablement corrélée au hic et nunc de l’auditeur, et à sa subjectivité d’être au monde.

De fait, ces observations nous amènent à penser que les signifiances ainsi activées constituent, selon les mots de Landowski, une présence du sens. Cette présence, il nous semble pertinent de lui attribuer les mêmes propriétés que celles de l’objet sonore lui-même, « concret et inépuisable », tel que caractérisé par Schaeffer : cette présence du sens constituerait alors une sorte de « signifiance concrète et inépuisable », ce qui pourrait expliquer que, bien qu’entendue et réentendue, la chanson ne se vide pas de son sens. En effet, si l’on rappelle que tout auditeur de chanson, à force d’écoutes répétées, est capable de restituer la moindre modulation mélodique, le moindre contretemps rythmique, la moindre anticipation de la voix chantée, de sa chanson préférée, il apparaît alors tout à fait plausible que l’efficience de l’objet de sens « chanson » se joue dans la relation singulière qui s’établit entre les propriétés sonores de l’objet de discours, et les particularités de son énonciation, qui font de l’auditeur un co-énonciateur en même temps qu’un énonciataire.

En conséquence, il nous paraît important de souligner que la prise en compte, dans notre travail, du caractère itératif de la pratique d’écoute de l’objet, a permis de démontrer que les processus sémiosiques en jeu sont efficients / par–au fil de–grâce à / l’expérience répétée de l’écoute : l’écoute répétée fonde l’objet sémiotique en même temps qu’elle le caractérise. En conséquence, il a la particularité de s’élaborer à la fois dans la temporalité de l’écoute actuelle, temporalité courte et bornée, et dans la temporalité illimitée des écoutes à venir. Nous dirions alors, avec Hirschi, que l’enregistrement assure à la chanson enregistrée « le statut d’œuvre-monument », et « autorise ainsi une éternisation de l’éphémère ».501

Enfin, et pour terminer, notre réflexion nous a mené à étudier une chanson spécifique, que nous avons dénommée « chanson chanson », relativement à la catégorie générique que nous avons mise en évidence. Cette « chanson chanson », dès lors qu’elle émane d’une classe d’objets musicaux dont la seule caractéristique reconnue est qu’elle fait partie de ce type de discours « chanson », manifeste finalement des actualisations de la « macro-structure » modèle, ce qui explique que les modes d’émergence du sens que nous avons mis en évidence ressortent en grande partie de l’efficience du « format chanson ». Par conséquent, il serait intéressant de compléter ce travail, dans une autre recherche, afin d’examiner si les propriétés mises en évidence dans l’objet sémiotique que nous avons construit, sont susceptibles de fonder un genre spécifique de chansons. Il faudrait alors envisager deux démarches complémentaires : d’une part, élargir le corpus à d’autres chansons appartenant à cette même catégorie chanson, et éprouver l’ensemble des hypothèses formulées dans ce travail ; d’autre part, entreprendre le même type de démarche sur des objets musicaux appartenant à des genres spécifiques, chanson rock, chanson rap, ou chanson blues, etc. Intuitivement, nous aurions tendance à penser que les chansons marquées par leur appartenance à des genres musicaux caractérisés, puisqu’elles exploitent des patterns sonores, d’ordre rythmique, mélodique, ou vocal, sont susceptibles d’altérer le rendement du « format chanson » pour l’émergence du sens, et d’en amoindrir ainsi, sur le plan sonore, sa pertinence sémiotique.

Notes
501.

Hirschi, 2000 : 50.