2.2.2. Un modèle spécifique : le souvenir comme simulation de l’objet rappelé

Par définition, les concepts - connaissances très larges ou prototypes stockés en mémoire - sont définis indépendamment de la situation dans laquelle ils sont susceptibles d’être perçus et/ou impliqués. Les tâches relatives à tout traitement de concept devraient donc être peu sensibles aux effets de situation ou de contexte. Or nous avons discuté plus haut de la réalité de l’existence de tel effet (pour une revue, voir Barsalou, 1993).

Dans sa théorie des symboles perceptifs, Barsalou (e.g; 1999; 2005) a développé une notion extrêmement intéressante, la notion de simulateur de concepts. La mise en place progressive de ces simulateurs impliquerait différentes étapes. Tout d'abord la confrontation avec un objet déclenche une activation de détecteurs de traits dans les aires sensorielles correspondantes. Par exemple, en vision, des neurones répondent aux bordures, d'autres aux couleurs, aux orientations, aux directions des mouvements, etc. L'ensemble de ces activations distribuées dans les aires sensorielles visuelles correspondent à une représentation visuelle de l'objet, mais il existerait également d'autres formes de représentations rattachées aux différentes modalités sensorielles (représentations auditives, olfactives, motrices, etc).

En même temps que les représentations sensorielles (ou cartes sensorielles) s’activent, des neurones dans des aires associatives (voir aussi les zones de convergence de Damasio, 1989) capturent les configurations de traits sensoriels, à la fois au niveau intra-modal et inter-modal. Les liaisons réciproques entre zones sensorielles et zones associatives (de convergence) permettent des phénomènes de réactivation sensorielle : en l’absence de l’objet lui-même, une réactivation des aires sensorielles est possible par l’intermédiaire des zones de convergence.

Différents exemplaires d'une même catégorie d’objets (du même concept) activent des patterns sensoriels identiques donc impliquent des populations très similaires de neurones. Ces renforcements neuronaux permettent ainsi la construction (l'abstraction) de représentations modalité spécifique (symboles perceptifs) et de représentations multimodales du concept, impliquant à la fois des zones modalité spécifiques et des zones associatives. Un simulateur est donc sous-tendu par l'ensemble de ces zones distribuées. Les simulateurs produisent par conséquent des représentations multimodales des différentes instanciations des concepts, l'exemplaire généré dépendant de multiples facteurs (contexte, état du sujet, objectifs, etc.). Par exemple, le simulateur du concept « voiture » peut réactiver selon le cas la simulation « conduire une voiture », « faire le plein », « voir quelqu’un conduire une voiture ». Les simulateurs permettraient aussi de simuler des séquences d’évènements. Ils faciliteraient donc les intégrations spatiales et temporelles multimodales. Les simulateurs sont en fait équivalents aux concepts. Un simulateur donné peut produire un nombre illimité de simulations, ces différentes simulations correspondant aux différentes conceptualisations du concept.

Pour valider la notion de simulateur, Barsalou et ses collaborateurs (e.g;, Pecher, Zeelenberg, & Barsalou, 2003; Solomon & Barsalou, 2001) ont notamment utilisé des tâches de production ou de vérification de propriétés associées à des concepts. Pour générer une propriété (par exemple crinière) associée à un concept (cheval), l’individu simulerait mentalement la présence de l’objet et rechercherait la propriété en question, exactement comme il pourrait le faire dans son environnement. Ainsi, des sujets à qui l’on donne pour consigne de générer (Wu & Barsalou, 2001) ou de vérifier (Solomon & Barsalou, 2001 et 2004) des propriétés associées à un concept produisent les mêmes réponses que des sujets ayant la consigne d’utiliser pour cela l’imagerie mentale. De plus, des variables modifiant les caractéristiques perceptives des propriétés modifient les performances des participants à qui aucune consigne n’a été donnée. Par exemple, des propriétés visibles (externes) des objets sont générées plus facilement que des propriétés cachées (internes). Au contraire, lorsque la consigne favorise un déplacement de l’attention vers les propriétés internes, c’est l’inverse qui est observé. De la même manière, les propriétés de grande taille s’accompagnent de réponses plus rapides que celles des propriétés de petite taille. Une autre démonstration du caractère modalité-spécifique de la catégorisation a été fournie par Pecher, Zeelenberg, et Barsalou (2003; voir aussi Barsalou, Pecher, Zeelenberg, Simmons, & Hamann, 2005). Partant du fait qu'au niveau perceptif, des réponses consécutives sur des stimuli impliquant différentes modalités sont associées à un ralentissement par rapport au maintien de la même modalité, les auteurs ont montré que le ralentissement dû à un changement de modalité est également présent dans une tâche de vérification de propriétés relatives à six différentes modalités (vision, audition, toucher, goût, odorat, action) en faisant varier la modalité d’un essai à l’autre.

On retrouve une notion très proche de celle de ‘simulation’ chez trois auteurs ayant cherché à expliquer le sentiment de présence dans les environnements virtuels.

En effet, Schubert, Friedman, et Regenbrecht (1999) proposent une interprétation de la présence en tant que « présence concrétisée » (en anglais « embodied presence »), et suggèrent que la présence est le résultat de représentations mentales des actions possibles dans le monde réel. La présence se développerait donc par la représentation que l’utilisateur se fait des mouvements corporels relatifs aux actions possibles dans l’environnement virtuel. Ils conçoivent cette représentation mentale en tant que résultat d’une interprétation active de l’environnement virtuel, comprenant deux composantes : (1) l’attention directe sur l’environnement virtuel et (2) la représentation mentale de l’espace à l’extérieur de l’environnement virtuel dans lequel le corps peut être déplacé. Cette conception implique bien que l’utilisateur active une représentation du monde réel et aussi de son propre corps ; il s’agit d’une représentation de la réalité concrète mais qui inclut et mêle en même temps le monde virtuel qui est proposé. Il faut donc que le sujet se représente et recrée un monde mixte incluant réalité et virtuel : pour cela il établit une simulation sur la base de ses représentations, de ses connaissances et de l’environnement virtuel. Ainsi, utilisant des mécanismes attentionnels, mnésiques et perceptifs, il concrétise à la fois le monde virtuel et son sentiment de Présence.