1ere partie La séparation des parents comme moyen de définition des liens de filiation

Chapitre 1 L’évolution de la définition de la notion de famille

Sans doute parce qu’elle touche à des objets qui nous sont familiers, la sociologie de la famille a mis du temps à se définir. Durkheim, déjà, en 1888, souligne qu’une difficulté à traiter de ce sujet tient au fait que ‘ « ces questions nous touchent de si près que nous ne pouvons nous empêcher d’y mêler nos passions »2. Et plus que dans les autres domaines de la sociologie, celle s’intéressant à la famille ‘ « fut portée par les infléchissements idéologique, politique et épistémologique des discours prévalant ailleurs que dans le champ de la sociologie de la famille, par exemple dans la psychanalyse, la psychologie et les discours féministes »3 . La définition de ce champ de la recherche sociologique est donc délicate de par son objet d’étude et les enjeux qui le traversent.

Jusque dans les années 1970, les sociologues qui se penchent sur la question de la famille tendent à la décrire dans sa structure et à montrer quelle place elle occupe dans la société. Deux représentations sont alors en concurrence : soit la famille est perçue comme un élément au service de l’Etat et de l’économie qui s’en servent comme un élément permettant de stabiliser les individus, de les rendre disponibles au travail industriel ; soit au contraire, on pense que c’est par la famille que la société évolue. Dans les deux cas de figure, la famille dite « traditionnelle », qui précède la période d’industrialisation du XIXe siècle, est traitée sur un mode nostalgique de communauté solidaire et étendue. Les auteurs de cette époque sont particulièrement enclins à utiliser le concept de communauté à propos des théories produites sur la famille. S’ils ne sont pas d’accord sur la forme la plus « performante » que doit prendre la famille, Comte, Le Play, Tonnies, Weber ou Durkheim pensent le rapport entre famille et société, la famille étant la communauté première, gage de stabilité pour l’ensemble de la société. Ils sont également précurseurs dans la mise en évidence de la complémentarité des rôles sexués au sein de la famille conjugale [Bawin-Legros, 1996], angle d’approche repris plus tard par Parsons. Ce dernier, très décrié, perçoit également la stabilité de la famille conjugale comme un élément essentiel à celle de la société, et plus globalement au fonctionnement de cette dernière.

Le début des années 70 voit apparaître les premiers divorces de masse, dont la courbe ne cessera d’être ascendante jusqu’à nos jours, même si elle semble se stabiliser depuis quelques années. Ce phénomène social marque un tournant dans les études qui mobilisent la notion de famille. Tout d’abord, elle amène les sociologues à s’interroger sur sa fragilité. Mais surtout, ils sont amenés à se poser la question de sa définition. L’adéquation entre ménage (ou foyer) et famille ne va plus de soi puisque la « famille conjugale » (Bawin-Legros, 1988) éclate. Curieusement, cela semble invalider un certain nombre de théories précédentes. Les différentes approches de la famille jusque-là développées sous-entendaient une unité de lieu de vie pour la famille nucléaire4. La séparation des conjoints de leur vivant amène à reconsidérer ce mode d’approche qui devient une analyse partielle de la population alors qu’elle se voulait globale.

Plusieurs solutions s’offrent alors aux sociologues pour continuer à traiter de la question de la famille alors que celle-ci subit des modifications structurales considérables, tout au moins au regard du siècle précédent. Martine Segalen [1981] souligne en effet la complexité des structures familiales à laquelle étaient déjà confrontés alors les enfants des sociétés traditionnelles, et ce jusqu’à la fin du XIXème siècle5. Les décès successifs de la mère et/ou du père pouvaient donner lieu à des recompositions familiales compliquées. La proportion d’enfants qui vivaient alors avec leurs deux parents était alors probablement au moins aussi faible qu’à notre époque, puisque près d’un quart des mariages, voire pratiquement la moitié dans certaines régions, étaient des remariages. Toutefois, en se plaçant du point de vue conjugal et par rapport à la distribution des rôles entre l’homme et la femme qui composait le socle dit « familial », la famille offrait une relative homogénéité structurelle.

Mais cette dernière est allée en se complexifiant depuis les années 1970. Les ménages monoparentaux se sont multipliés [Données Sociales, Villac, 1984], les enfants peuvent « appartenir » à deux ménages différents si leurs parents sont séparés, les unions se font et se défont sans forcément en rendre compte à la société, ce qui rend difficile la frontière à partir de laquelle l’étiquette « famille » peut-être attribuée à un ménage. D’une façon générale, les parcours sociaux se sont complexifiés et il n’est plus possible d’établir des calendriers de cycle de vie qui permettent de schématiser l’étape dans laquelle un individu se trouve [Desplanques et Saboulin, 1990]. Cette complexification met au jour les présupposés peu explicités des sociologues de la famille : la superposition entre famille et ménage, comme cela a déjà été dit ; mais également le raccourci établi entre « la famille » et « le père, la mère et les enfants » (la famille nucléaire), occultant ainsi tous les autres membres de la famille. L’allongement de la durée de la vie les a pourtant rendus de plus en plus nombreux pour chaque individu.

Si les chercheurs commencent à prendre la mesure des bouleversements qui touchent le champ de la famille pendant les années 70, c’est surtout à travers des préoccupations comme l’arrivée massive des femmes sur le marché du travail [Lery & Deville, 1978 ; Charraud, 1978]. Ce type d’étude fait écho à un questionnement plus global qui tente de mettre en relation l’organisation de la société et le couple conjugal alors qu’il est fragilisé. Il s’agit de nouveau de comprendre le rôle de chacun dans le couple, angle d’approche dont les théories féministes se sont particulièrement emparées [Delphy, 1970] mais pour dénoncer comment l’organisation de la société toute entière reposait sur un partage sexué des tâches inégalitaire. Cet objet d’étude est encore particulièrement prisé dans les années 80 [Segalen, 1981 ; Glaude et de Singly, 1987]. Ces travaux développent une perspective au regard des sociétés dites « traditionnelles », étayés par des recherches directement historiques [Donzelot, 1972 ; Ariès, 1973]. Martine Segalen [2000] souligne le rôle central qu’a joué en particulier le grand mouvement de l’histoire des mentalités issu de l’Ecole des Annales. Historiens, démographes et ethnologues sont de plus en plus mobilisés, car ils permettent aux sociologues de prendre la mesure de la spécificité de la famille contemporaine. La sociologie de la famille commence alors à se nourrir des disciplines voisines.

Ce n’est qu’à partir des années 80 que démographes et sociologues se rendent compte de l’ampleur prise par le divorce d’une part [Boigeol, Commaille, Munoz-Perez, 1984 ; Bawin-Legros, 1988], et par la privatisation des unions d’autre part, lesquelles ne sont plus immédiatement sanctionnées socialement par un mariage [Audirac, 1987]. Mais les interrogations de l’époque portent surtout sur les questions d’homogamie dans le mariage et sur les structures de l’hérédité sociale [Thélot, 1982 ; Pohl et Soleilhavoup, 1982 ; Thélot, 1983 ; Gollac et Laulhé, 1987A, 1987B]. Remarquons toutefois que ces études sur la question de la transmission des statuts sociaux ne sont pas reprises dans les ouvrages qui se donnent pour objet de définir le champ de la sociologie de la famille [Bawin-Legros, 1988 ; de Singly, 1993 ; Segalen, 2000], comme si cet objet d’étude en était exclu. Il s’agit pourtant bien d’envisager les mécanismes de transmission entre générations, mais tout se passe comme si ces approches visant à comprendre des phénomènes structurels sociétaux n’étaient plus légitimes dans ce domaine de la sociologie. Il est possible que la mise à distance à partir des années 1970 des premières théories en sociologie de la famille, dont les logiques d’analyses étaient approchantes, ait suscité également la mise au ban de ces approches sur la mobilité sociale du champ de la sociologie de la famille. En outre, les méthodes statistiques d’analyse des phénomènes de mobilité sociale, très complexes pour certaines, sont très peu utilisées par les sociologues de la famille, ce qui a probablement participé à cette mise à l’écart : les différences de méthode de l’approche de l’objet sont en effet susceptibles de contribuer à la délimitation d’un domaine.

Un véritable tournant est pris par la sociologie de la famille au début des années 1990, où l’on assiste à la multiplication des travaux sur la famille [Roussel, 1993]. Ce qui est particulièrement remarquable, c’est la relative homogénéité dans les attitudes intellectuelles des auteurs dans ce domaine, que Louis Roussel décline sous trois traits distincts [1993]. Tout d’abord, il constate que les sociologues de la famille font preuve de dispositions non prescriptives, et même « compréhensives » à l’égard des agencements conjugaux et parentaux, ce qui apparaît effectivement comme une tendance nouvelle eu égard aux travaux passés, traversés par des considérations moralistes ou traditionalistes. Ensuite, les nouvelles orientations de recherche s’attachent à rendre compte de la complexité des situations dans la, ou plutôt les familles contemporaines. Par exemple, on s’interroge enfin frontalement sur la notion de ménage, en lien avec les bouleversements de leurs compositions. Et plus globalement, c’est une réflexion critique globale qui est menée sur les outils théoriques et méthodologiques. Le troisième trait qui caractérise ce renouveau de la sociologie de la famille est son renoncement à voir dans les évolutions des formes prises par la famille un bouleversement qui amènerait la famille à voler en éclat, comme le laissait entendre précédemment certains écrits [par exemple Géraud, 1973]. L’accent est mis sur les permanences, comme les échanges et les transmissions intergénérationnels, et donc sur les dimensions de la reproduction de la société plus que sur sa complète reconfiguration. Dans un propos daté de 1996, Martine Segalen, lors d’une nouvelle mise à jour de son ouvrage « Sociologie de la famille », souligne que si l’on parlait encore de crise de la famille à la fin des années 80, il n’est alors « ‘ plus question que de retrouvailles avec une institution méconnaissable et rajeunie  ’»6. Les travaux en sociologie de la famille dans les années 1990 vont résolument s’orienter vers la mise en exergue des liens familiaux, notamment entre les générations. Leurs titres sont éloquents : Le double circuit des transmissions [Attias-Donfut, 1995], La circulation du don entre générations [Bloch et Buisson, 1994], Les relations intergénérationnelles [Bawin-Legros et Kellerhals, 1990], Proches et Parents [Bonvalet, 1993], Grands-Parents : la famille à travers les générations [Segalen, 1998], Les liens de famille [Blöss, 1997], pour n’en citer que quelques-uns. Ils rendent également compte d’un renouveau d’intérêt pour ce qui concerne la parenté. Ce premier pan de recherche se double de celui qui concerne plus volontiers la question du couple et donc de sa fragilité, en écho avec les constats démographiques. L’individualisme est en particulier pointé du doigt par nombre de chercheurs qui le voit jouer un rôle déterminant dans les relations au sein de la famille [de Singly, 1996, 2000 ; Kaufmann, 1999]. Le lien familial ne relèverait plus, alors, d’une institution sociale fondée sur des normes, rôles, droits et devoirs partagés ; mais il se rapprocherait d’un système de relations interpersonnelles, négociables et révocables au gré des exigences individuelles [Déchaux, 1998].

La fin des années 1990 et le début du XXIème siècle sont marqués, en sociologie de la famille, par l’importance des études de terrain qui visent à observer et comprendre comment les individus vivent et s’organisent face à la complexité des parcours auxquels ils sont confrontés. Quel modèle inventer quand ceux de nos parents ne tiennent plus, alors que l’on peut changer plusieurs fois de conjoints, avoir des enfants de plusieurs lits, changer de travail, de logement, de région…

Plusieurs travaux sont menés sur la recomposition familiale [Meulders-klein & Théry, 1993], la place du beau-parent [Blöss, 1996, Cadolle, 2000], et plus largement sur la notion de parentalité [Le Gall & Bettahar, 2001], y compris à travers des situations extrêmes comme par exemple l’homoparentalité [Cadoret, 2002 ; Gross, 2005]. C’est en redéfinissant la notion de famille que les chercheurs, face aux changements sociaux observés, parviennent à dépasser les anciennes approches de la famille. Perçue, lorsqu’elle était stable, essentiellement comme une institution politique souple ayant des fondements juridiques et normatifs précis capable de résister aux différents soubresauts de l’histoire [Bawin-Legros, 1996], la famille est finalement plutôt appréhendée comme un lieu d’échange et de communication dont les fonctions principales seraient le maintien et le renouvellement des générations, la transmission des biens et des savoirs, le partage d’un travail fondé sur la complémentarité des sexes. Mais ce n’est pas tant sa fonction que son essence même qui est interrogée.

L’enjeu est de taille et se confronte à la difficulté rencontrée depuis longtemps par la sociologie de la famille : définir ce qu’est la famille. Cette notion, intuitivement parlante, a vu se construire autour d’elles, nous venons de les lister, un ensemble de travaux, portant tantôt sur les fonctions sociales de la famille, souvent teintées de morale ; tantôt sur sa structuration, sur les formes et pratiques auxquelles elle renvoie. Mais de définition théorique de l’objet, point. Pourtant, elle constitue, selon des travaux récents menés par l’INSEE, le « pilier  des identités » des personnes interrogés, qui se définissent d’abord par rapport à leur famille, plus que par leur métier, leurs études, leurs amis, leurs passions ou leur appartenance géographique [Houseaux, 2003]. Universellement partagée, substantifiée, la famille n’en reste pas moins difficile à définir. L’enjeu actuel, alors que les structures familiales poussent à interroger de façon plus aiguë les fondements de cette notion aux formes mouvantes, est de parvenir à identifier un élément constitutif de la famille : le lien familial.

Notes
2.

Durkheim, 1975.

3.

Bawin-Legros, 1996, p 15.

4.

Paul-André Rosental [2002] pointe également ce type d’approche parmi les historiens de l’histoire sociale, et il montre comment Peter Laslett va développer une théorie dont la caractéristique principale est l’adoption du ménage comme unité d’observation exclusive, ce qui donnera lieu à une vision de la famille qui tend à minimiser les relations intergénérationnelles. Mis en perspective avec ce qui se passe dans le champ de la sociologie de la famille, qui, nous le verrons, n’est pas sans lien avec l’histoire sociale, on prend la mesure du raccourci qui a pu être effectué entre « famille » et « ménage » dans les théories et les statistiques développées autour de la famille contemporaine.

5.

Ses affirmations reposent en particulier sur les travaux de Peter Laslett, 1972.

6.

Segalen, 2000. Avant-propos p7.