Chapitre 2 La question du lien de filiation : entre fonction parentale et affiliation symbolique

Qu’est-ce qui fait la spécificité du lien familial, à la fois à travers les pratiques qui y sont associées, mais également les normes et les logiques qui le régissent. Pourquoi est-il signalé par les individus comme le plus structurant, le plus sécurisant ? L’enquête Proche et Parents7affichait une ambition difficile à tenir : ne pas établir a priori de hiérarchie d’importance entre les relations dans la famille « restreinte », dans la famille « élargie », ou dans les relations amicales. Elle doit pourtant faire le constat du rôle primordial de la famille par rapport aux amis, et qui plus est de la famille nucléaire. Les enquêtes sur les sociabilités en général [Degenne et Forsé, 1994 ; Rivière, 1999] font le même constat : c’est avec les membres de sa famille restreinte, ascendants directs, descendants directs et collatéraux (frères et sœurs), que l’on a le plus d’échanges relationnels. Pourtant, une certaine électivité existe, que montrent ces travaux : tous les membres de la famille, même restreintes, ne sont pas également proches, et les ruptures familiales avec les ascendants ou les descendants, bien que minoritaires, ne sont pas anecdotiques. Il apparaît donc qu’il y a au moins deux dimensions dans le lien familial : d’une part celle qui renvoie à la permanence, à la sécurité de la famille, qui rassure, qui structure les rôles et fonctions de chacun ; et d’autre part, celle plus électives, qui est à mettre plus volontiers en relation avec l’histoire individuelle des personnes.

Dans le cadre de ce travail, nous avons pris plus particulièrement en considération le lien de filiation, appréhendé comme un lien familial spécifique : le premier, et sans doute le plus structurant.

De nombreux travaux ont vu le jour ces dernières années sur ces questions, en particulier à l’occasion de l’émergence de nouvelles formes familiales. Beau-père et belle-mère apparaissent dans les familles recomposées ; et les familles homoparentales, en se dévoilant, se mettent à envisager d’élever au grand jour des enfants. Les progrès médicaux en matière de procréation, avec en particulier le recours possible aux dons d’ovocytes, posent également des questions sur ce qui fonde le lien de filiation. Nous laissons à d’autres la polémique sur la primeur des dimensions biologiques sur celles juridiques, affectives ou sociales [Cadoret, 2000 ; Fine, 2005 ; Godelier, 2004, Héritier, 1981 ; Neyrand, 2001 ; Ouellette, 1996, Verdier, 1996]. Nous nous positionnerons délibérément du point de vue des individus, l’objectif central de notre travail étant d’expliciter les représentations, appréhendées comme des éléments structurant les trajectoires et les pratiques relationnelles des personnes.

A ce titre, la relation de filiation semble, du point de vue des acteurs, organisée selon deux dimensions.

La première dimension est symbolique. Elle est culturellement construite, socialement admise, et repose sur la transmission du patrimoine génétique. Ce sont les fameux « liens du sang », la « chair de la chair », dont la portée, essentiellement symbolique, permet au parent de se projeter, de se perpétuer, de se prolonger. Les études menées sur l’homoparentalité ou sur l’adoption abordent indirectement l’importance de ces dimensions biologiques dans le lien de filiation et d’affiliation [Gross, 2005 ; Cadoret, 2002]. Elles montrent la reconstruction qui s’opère au sein du couple homosexuel pour définir comme parent la personne qui n’est pas le parent biologique. Les enfants semblent alors plus souvent désigner ces personnes comme des beaux-parents. Pour les adultes, la position de chacun est ambivalente, désignant tour à tour le parent non biologique comme parent à part entière, tout en reconnaissant que ce n’est pas tout à fait la même chose [De Singly, Descoutures, 2005]. La légitimité à être père ou mère est d’abord symboliquement octroyée par la transmission du patrimoine biologique. Dans notre société, qui s’est construite culturellement autour d’une reconnaissance de filiation limitée à deux parents, le père et la mère [Théry, 1998 ; Cadoret, 2000] – avec une prééminence forte accordée aux parents biologiques – la porté symbolique de la position de géniteur est très importante. Les lois et textes qui établissent juridiquement la filiation participent de la même dimension symbolique qui permet de désigner telle personne comme parent et d’établir une filiation. En Europe, le nombre de parents reconnus se réduit à deux maximum, puisqu’il ne peut, par exemple y avoir deux mères ou deux pères. Dans le cas d’adoption, on pratique ainsi l’éviction juridique des géniteurs pour mieux établir la parentalité sociale [Fine, 2001].

La deuxième dimension du lien de filiation relève plus de l’expérience traversée par l’individu et de l’effectivité des liens et de leurs activations avec son enfant. Le fait de prendre soin de son enfant, d’exercer sa fonction parentale dans ce qu’elle a de quotidien telle qu’elle est établie en particulier par les anthropologues [Godelier, 2004] et les psychologues [Lamour et Barrocco, 1998] – élever, protéger, nourrir, éduquer –, constitue, nous semble-t-il, le pendant de la dimension symbolique exposée précédemment. C’est à travers ce vécu du quotidien, de l’attention portée, que le lien affectif – que l’on pourrait dire « concret » – s’élabore et se construit. Si la première dimension du lien de filiation, du domaine du symbolique, est donnée ou reconnue dès la naissance, voire dès la conception, la deuxième dimension prend sens dans l’expérimentation, dans l’exercice de la fonction parentale. Le père ou la mère, désignés socialement, bénéficient du statut de parent. Mais la fonction parentale, que l’on peut également nommer parentalité, dépend des activités de « parentage » menées par ces parents, ou par d’autres personnes, comme les beaux-parents, par exemple [Neyrand, 2001].

La tradition des théories psychologiques sur le développement de l’enfant et sur le rôle dévolu à chacun des parents désigne généralement les pères pour assumer les dimensions symboliques (de séparation, de tiers, d’autorité) et les mères pour occuper celles du « maternage ». La construction de ces théories est sociale, et les enjeux qui les traversent renvoient notamment à un intérêt des dominants à leur diffusion, cette séparation des rôles ayant permis un plus grand contrôle des classes laborieuses [Donzelot, 1977]. Les travaux récents sur l’homoparentalité montrent pour leur part que cette distinction des fonctions selon les sexes ne tient pas [De Singly, Descoutures, 2005]. La répartition de tâche entre les deux membres du couple parental de même sexe apparaît, chacun ne jouant pas exactement le même rôle concernant les fonctions parentales du quotidien, une polarisation s’opérant entre les deux parents, combien même il s’agit de deux hommes ou de deux femmes. Le lien de filiation n’est pas « genré » par nature, mais il s’opère en revanche une répartition des rôles entre les adultes qui occupent le rôle de parent. Le lien familial relève à la fois du symbolique et du parentage (dimension matérielle), quel que soit le sexe du parent, et cela même si dans les faits, certaines répartitions des rôles se retrouvent statistiquement entre le père et la mère.

Notes
7.

Enquête INED, 1946 personnes enquêtées en 1990. Pour plus d’informations : Bonvalet, Gotman et Grafmeyer, 1999.