Rupture des activités de « parentage » et remise en question des dimensions symboliques : l’objectivation du lien de filiation

Les situations familiales où sont mises à mal les activités de « parentage » permettent d’évaluer l’importance de cette dimension du lien de filiation.

Lors d’entretiens menés auprès de jeunes adultes issus de parents séparés, certains décrivent des pères qui ont pendant un temps cessé d’exercer leur fonction parentale aux yeux de leurs enfants. Cela a pris la forme d’un abandon du foyer parental, parfois temporaire mais suffisamment long pour avoir marqué l’enfant. La particularité de ce départ lors de la séparation des parents nous semble structurante : il n’est pas immédiatement suivi d’une organisation, au moins théorique, des relations entre père et enfants. Les pères s’en vont, à une adresse parfois inconnue, et il n’est pas dit quand ils se reverront, ni à quelle fréquence ils auront des contacts – par exemple téléphoniques. Ce type de situation entraîne une rupture dans la fonction parentale, puisqu’il n’y a plus de quotidien, ni actuel, ni envisagé. A partir de là, les jeunes adultes semblent estimer que leur relation de filiation avec leur père et surtout, la légitimité qu’ils ont à exercer leur fonction parentale, ne va plus de soi. Dans les entretiens menés, ils listent minutieusement toutes les situations où leur père a, selon eux, manqué à leur « devoir ». Tout se passe comme si la rupture pratiquée par les pères dans leur fonction parentale remettait en cause pour les enfants le lien de la filiation avec leur père. A partir de ce moment, les entretiens montrent qu’aux yeux des jeunes adultes, seules les preuves concrètes de l’aptitude des pères à exercer la fonction parentale pouvaient réparer ce qui allait auparavant de soi : le lien de filiation. Sauf qu’il apparaît clairement dans ces témoignages que le prix de la réparation est élevé. Le moindre manquement à l’exercice de leur fonction parentale, dans la représentation que les jeunes adultes s’en font, semble avoir comme vertu de remettre les compteurs de la dette à zéro. Tout est à refaire pour reconquérir la confiance de leur descendant dans la quête de la reconnaissance de la légitimité de la filiation.

On voit ainsi dans ces récits comment cette rupture va remettre en question l’ensemble du lien de filiation alors que c’est essentiellement la dimension du parentage, de la fonction parentale, qui est concernée.

Les stratégies de gestion de ces ruptures sont diverses. Mais globalement, les jeunes adultes ayant affronté ce type de situation portent un regard assez dur sur le mode de vie de leur père et sur leurs capacités à s’en sortir.

Ainsi, Prune, Belle et Nadège ont toutes trois connu des périodes de rupture des visites avec leurs pères, ayant été sans nouvelle pendant plusieurs mois, parfois plusieurs années. La description qu’elles font de leur père mêle l’attitude de ces derniers à leur égard et des considérations globales sur le rapport à la vie de leur père.

‘Prune, 22 ans, maîtrise d’histoire de l’art, parents séparés quand elle avait 10 ans. Elle vit seule, à plus de 200 km de ses deux parents.’ ‘« Si tu avais à décrire ton père, qu’est-ce que tu en dirais ? »’ ‘P. « Euh…. Je dirais que c’est quelqu’un qui va pas bien… quelqu’un de fragile… euh… quelqu’un d’égoïste… mais euh : pas méchant ! Qui a fait 6 enfants mais qui ne les assume pas. Enfin qui plane quoi ! (…) Il a des problèmes de frics en ce moment, il me dit : « ho, mais moi ça ne me dérange pas d’avoir des problèmes de frics, moi je peux très bien vivre sans sous… ». Je lui dis : « mais papa, t’as quand même fait 6 enfants ! Enfin ». Quand on fait 6 enfants… tu vois, lui, il dit « moi, ça ne me dérange pas » Mais je trouve que quand t’as fait des enfants, enfin, t’assumes, quoi ! Lui, il assume pas franchement. Sinon, quelqu’un qui a raté sa vie sentimentale, euh… non je… j’ai un peu mal au cœur quand je pense à mon père, il me fait un peu pitié. »’ ‘Belle, 23 ans, en Deug d’histoire de l’art, parents séparés quand elle avait 3 ans. Elle vit chez sa mère.’ ‘« Si tu as à décrire ton père, qu'est-ce que t'en dis ? »’ ‘B. : « Fume trop, se lave pas assez, les cheveux grisonnant, trop longs, d'un caractère opiniâtre, on va dire... Dans un sens, je tiens de lui, je suis très têtue. (...) Euh, en tant que père : existant ou existant pas? Là est la question, donc ça restera en suspens… Pour l'instant ça va, et avant c'était vraiment nul. Voilà à peu près le portrait du père modèle !!! Non, c'est vraiment pas un père modèle, vraiment pas. (...) j'aime pas aller chez lui, c'est totalement l'opposé de chez moi. Il y a plein de merdier partout. »’ ‘Nadège, 19 ans, en Deug d’histoire de l’art, parents séparés quand elle avait 2 ans. Elle vit dans un foyer de jeune fille. Père et mère actuellement en Turquie, mais la mère vit habituellement à moins de 100 km de Lyon.’ ‘«  Si tu devais décrire ton père, qu’est-ce que tu en dirais ? »’ ‘N.  « Gros, gras et bête. »’ ‘«  Bon… et moralement ? tu peux détailler ? »’ ‘N. « Je pense que c’est quelqu’un qui… déjà d’une mauvaise foi ! une mauvaise foi !!! forcément, je le comprends, il a fait tellement de bêtises que… bon il essaye de se rattraper en disant, non, c’est pas possible, j’ai pas fait ça, mais quand même, avoir une mauvaise foi à ce point-là, c’est quand même un peu maladif, et puis je pense que c’est quelqu’un qui est pas courageux, qui…. Et puis qui se sert des gens, qui se sert beaucoup des gens… (…) »’

Prune va considérer son père comme quelqu’un qui n’arrive pas à s’en sortir dans la vie, empêtré dans ses problèmes. C’est d’ailleurs également l’attitude de Belle, ou de Nadège. En fait, nonobstant le fait qu’elles considèrent qu’ils ont mal joué leur rôle de père, elles vont également évoquer qu’ils sont assez incapables de bien jouer tout autre rôle social. Il est possible que ce soit là un moyen de protection, car si leur père était tout à fait apte à la vie sociale, comment expliquer son incapacité à exercer sa fonction parentale, si ce n’est pas le désintérêt ? Il est en outre possible qu’effectivement, les pères incriminés soient dans des difficultés psychiques et sociales telles qu’il ne leur soit pas possible d’assurer l’entretien de lien de filiation.

Le discours de ces enquêtées tend également à dévaloriser ce père, ce qui leur permettrait d’avoir moins de regret de ne pas plus le fréquenter. Elles tenteraient de se convaincre qu’ils n’en valent pas la peine. La mise en question de la légitimité du lien de filiation est assez évidente.

Mais la rupture temporaire de la relation n’est pas le seul élément qui puisse conduire à la remise en question du lien de filiation. En fait, elle peut même en être le symptôme. Le non exercice de la fonction parentale peut avoir couru pendant toute l’enfance de nos enquêtés. Certains pères n’ont pas tissé de relations directes avec leurs enfants, et ont délégué à la mère le soin de s’en occuper. De Singly montre que les pères s’identifieraient principalement comme les pourvoyeurs principaux de revenus et, en tant que membre du couple, comme garant de la famille unie [1996]. A la mère le soin d’occuper de ce qui est perceptible de la fonction parentale de la part des enfants, à savoir la deuxième dimension du lien de filiation, qui renvoie au parentage.

Il est étonnant d’observer que cette sorte de défaillance des pères, tout au moins aux yeux de leurs descendants, amène paradoxalement ces derniers à adopter, dans certain cas, les pratiques, activités ou choix professionnels qu’ils ont par ailleurs identifiés comme étant des éléments importants dans la vie de leur père. Tout se passe comme si, puisque la dimension concrète du lien de filiation est minime, les jeunes adultes procédaient à une réaffiliation symbolique en adoptant des pratiques professionnelles proches de ce qu’ils ont identifié comme important dans la vie de leur père.

Par exemple, Elsa, dont le père est parti de plus en plus longtemps pour ne plus revenir, suit des études d’histoire de l’art et surtout d’archéologie. Elle justifie presque cette pratique avec le fait que son père est également passionné par l’archéologie.

" C’était une passion de mon père, et j'ai repris la passion derrière".

Elle ne dit pas explicitement qu’elle a choisi ces études pour aller en direction de son père, car elle n’est pas forcément consciente que son choix est lié à ce qu’elle perçoit être une passion pour son père. Mais en recoupant a posteriori ses choix personnels et ce qu’elle dit de son père, il apparaît qu’un lien fort existe.

Il en va de même pour Nadège qui, même si elle est très en colère pour l’abandon dont elle estime avoir été victime de la part de son père, se promet à une carrière d’historienne de l’art à l’université, comme il l’est lui-même dans une université en Turquie. Tout se passe comme si elle puisait dans une ressemblance symbolique avec son père une légitimation à la relation de filiation qui les unit.

De part la subtilité des éléments symboliques d’affiliation qui peuvent faire sens pour les jeunes adultes, il n’est pas possible d’avoir une approche statistique des points de ressemblance entre le parcours d’études et professionnel des jeunes adultes, et celui de leur père. Les éléments importants pour eux dans le parcours paternel peuvent en effet être une passion annexe à leur métier ou non, une activité bénévole, ou même une pratique qu’ils avaient lorsque l’enquêté était enfant. Seuls les entretiens nous ont permis d’apprécier ces coïncidences, et nous ne sommes donc pas en mesure d’en faire une approche systématique. Néanmoins, il apparaît que ces éléments viennent nourrir notre réflexion sur les fondements du lien de filiation. La portée des éléments symboliques est très importante dans la définition de ce lien, et en étroite relation avec la fonction parentale.

La question reste de savoir si ces jeunes adultes revendiquent plus cette affiliation au père que ceux pour lesquels elle est évidente. La sociologie qui s’intéresse à la mobilité sociale a montré depuis longtemps, et de façon précise, les transmissions de position et de centres d’intérêts entre les parents et leurs enfants. Ce qui est intéressant dans ces cas présents, c’est surtout d’observer comment, malgré une colère et un rejet parfois fort de ces pères – qui sont très fortement contestés pour n’avoir pas occupé la fonction parentale attendue – la recherche d’une affiliation symbolique reste forte. Nous ne sommes pas à même de dire si elle est plus forte que lorsque la fonction parentale est estimée comme remplie, mais le fait que le maintien de ce désir d’affiliation soit marqué montre comment ce sont bien deux dimensions complémentaires et imbriquées qui entrent en ligne de compte dans la définition du lien familial, et combien la dimension symbolique est importante.

Au-delà de la démonstration de la dimension symbolique du lien de filiation, les questions de la présence et de la place du père constituent des fils conducteurs de l’analyse.