Misère de position et normes autour de la famille

Afin de mieux comprendre les reproches et la remise en question du lien de filiation de la part des jeunes adultes qui perçoivent leur père comme défaillant, nous pouvons faire l’hypothèse qu’ils conçoivent ce manquement paternel comme un préjudice à leur égard. S’ils formulent des reproches à l’égard de leur parent défaillant, la raison peut en être qu’ils attribuent à cette absence les difficultés rencontrées sur leur propre parcours. En quelques sortes, ce serait le « manque à gagner » qui serait incriminé, l’absence du parent les ayant privés des conditions concrètes nécessaires à une bonne éducation, au sens large.

Or, ce ne sont pas leurs conditions d’existence qui posent question à ces jeunes adultes. Ils décrivent tous au contraire combien leur mère s’en est sortie, qu’ils ont reçu tout ce dont ils avaient besoin au niveau matériel et éducatif. Le divorce engendre généralement une baisse du niveau de vie pour les femmes [Boigeol, Commaille, Munoz-Perez, 1984 ; Martin, 1997], mais ils n’ont, de leur point de vue d’enfant, manqué de rien si l’on reprend les différentes fonctions parentales déclinées plus haut.

Ainsi le montrent ces extraits d’entretiens, où ne sont retenus que les enquêtés pour lesquels le père est parti quand ils étaient encore enfants.

Nadège, 19 ans, en Deug d’histoire de l’art, parents séparés quand elle avait 2 ans. Elle vit dans un foyer de jeune fille. Père et mère actuellement en Turquie, mais la mère vit habituellement à moins de 100 km de Lyon.’ ‘« J’ai eu une mère formidable, enfin qui a très bien fait la part des choses, et ce qui fait que j’ai jamais réellement souffert de… de l’absence du père, en fait. »’ ‘ Victor, 25 ans, en Licence d’Histoire de l’art, parents séparés quand il avait 16 mois. Vit en colocation en centre ville avec un autre étudiant. Sa mère et son beau-père habitent à 100 km, son père dans le Sud-ouest de la France. ’ ‘« Elle a orienté sa vie en fonction de nous et pour nous, quoi. Pour notre éducation, et pour qu’on ait, justement, une vie euh… avec un certain confort, quoi… Donc euh… Ça a un peu décidé de sa vie, ça, en l’occurrence. […] Donc elle, elle a une activité associative, elle fait partie du Secours catholique, à Aix les bains, depuis qu’elle est à la retraite parce que sinon, justement, pour nous apporter tout ce dont elle pensait qu’on avait besoin, elle a travaillé beaucoup. »’ ‘ Caroline, 22 ans, en Maîtrise d’histoire de l’art, parents séparés quand elle avait 17 ans. Elle vit en couple dans un appartement du centre ville. Père et Mère habitent l’agglomération lyonnaise.’ ‘« Ma mère, elle est très très dynamique, quoi ! c’est surtout ça, elle est dynamique, elle a toujours…. On peut toujours compter sur elle, pour n’importe quoi, pour n’importe quel problème, ma mère, elle serait là… je peux lui dire… enfin ! je peux parler de n’importe quoi avec ma mère… y’a aucun… enfin, y’a rien que je ne peux dire, quoi ! Et puis… oui, c’est quelqu’un de vachement fort… […] Je pense que j’ai eu une enfance très heureuse, et je pense que… à mon avis, c’est dû en grande partie à ma mère quoi, car elle a su faire tout pour qu’on fasse des études et qu’on ait envie, quoi ! Parce que tout le monde n’a pas… enfin, je veux dire, toutes les trois, on fait des études, ma sœur va faire des études, je pense, je pense que ma mère nous a donné envie et puis cette envie de s’exprimer, de parler… je lui suis vachement reconnaissante, pour ça.’ ‘ Stéphanie, 22 ans, en 2ème année de DEUG, parents séparés quand elle avait 7 ans. Vit chez sa mère, sur l’agglomération lyonnaise. ’ ‘« J’ai une maman, en fait, qui est très forte, et euh… elle a su gérer ça avec brio, je dirais… ce qui fait que… on n’a jamais eu de manque, quelque part. Donc à la limite, en grandissant, on s’est focalisé sur maman, et maman sur nous, donc y’a un réel cocon qui s’est initié sans pour autant qu’on soit étouffés ; je veux dire par là : sans pour autant qu’on n’ait aucune notions de l’extérieur, aucune maturité : bien au contraire, on l’a eu je pense assez tôt – d’ailleurs elle s’en veut déjà beaucoup pour ça – mais bon ben, moi, à la limite, je pense que c’était pas plus mal, et non elle a géré. […] Elle a su, je dirais, avoir une main de fer dans un gant de velours, voilà ce que je dirais. »’

Il y a une conscience aiguë des efforts fournis par les mères pour offrir des conditions de vie décentes à leur progéniture. Pourtant, lorsque le père est absent, ou l’a été temporairement comme nous l’avons montré précédemment, ce sont les dimensions d’une souffrance qui concerne autre chose que les conditions de vie qui pointent derrière les discours.

Dans les cadres des entretiens qui ont été recueillis, nous avons affaire à des étudiants en histoire de l’art. De par le recrutement de notre population enquêtée à cette occasion, nous nous trouvons en face de personnes dont les parents, et la mère en particulier lorsque le père n’est plus en relation, ont maintenu un niveau de vie suffisant pour que des études supérieures de ce type soient envisagées. Il y a donc un biais certain sur la population interrogée en ce qui concerne les positions sociales d’origine et les moyens mobilisés pour les jeunes adultes interrogés dans le cadre de cette campagne d’entretiens. C’est probablement la raison pour laquelle nous ne nous trouvons pas en présence de témoignage de situations économiques difficiles. Cela nous permet de mettre au jour un autre versant des difficultés traversées par ces jeunes adultes issus de parents séparés.

Pour expliciter ce dont il est question, nous ferons référence au concept de misère de position, tel qu’il est utilisé par Pierre Bourdieu quand il explique ce qu’il a tenté de faire dans le travail mené pour « La misère du monde » [1993]. Au contraire de la misère de condition, socialement identifiée, la misère de position renvoie à une misère qui n’est pas désignée comme telle. Elle désigne la souffrance de celui qui est en bas – non pas de l’espace social dans son ensemble, mais d’une position donnée dans l’espace social. Les personnes en situation de misère de position souffrent d’expérimenter le décalage entre le but proposé par ceux qui sont en position dominante et les moyens dont elles disposent en fait pour parvenir à cet objectif. Elles ne parviennent pas à atteindre la place qui correspond à leurs expectatives.

Dans le cas de la séparation des parents, ce que nous pouvons observer semble relever de cette logique. Il ne s’agit pas pour les enfants issus de parents séparés de revendiquer une position dans l’espace social au sens où Bourdieu l’entend. Le fait est qu’on divorce ou on se sépare dans tous les milieux – même si c’est n’est pas complètement aléatoire d’un milieu social à l’autre. La problématique n’est donc pas celle de la disqualification dans la hiérarchie sociale. Ce n’est de ce cadre de référence dont il est question dans le discours des jeunes adultes enquêtés. Pourtant, il y a bien un cadre de référence, que la séparation des parents révèle à leurs descendants. Il leur apparaît d’autant plus central et contraignant qu’ils y sont confrontés. En regard, ceux dont les couples parentaux sont restés unis n’objectivent pas obligatoirement le confort octroyé par leur situation, comme cela a pu être décrit par Bourdieu à propos des dominants qui n’ont pas forcément conscience des règles du jeu et de ce qui a permis qu’ils soient à la position qu’ils occupent. Or, dans le cas de la séparation des parents, et à fortiori, dans celui de l’éloignement physique et/ou moral durable du père, la souffrance des personnes n’est pas du domaine des conditions de vie, mais en référence à une situation à laquelle ils aspirent, par rapport à la représentation qu’ils en ont.

La norme de la famille telle qu’elle est véhiculée dans notre société implique que pour être quelqu’un d’ « équilibré », il faut avoir bénéficié du soutien de sa mère et de son père dans son enfance. Il est très difficile de dire quelles peuvent être les conséquences de l’absence d’un des deux parents, et sur quel plan cela peut être mesuré. Le travail mené dans le cadre de cette thèse n’en fera pas plus état. Par contre, il semble important, pour comprendre ce qui porte les personnes interrogées, de prendre la mesure de ce type de misère de position. Il ne s’agit pas là de position sociale, mais de position par rapport à la norme, telle qu’elle s’applique à la famille.

Selon Becker [1985], les normes s’appliquent à un groupe (qui peut être la société dans son ensemble, mais pas forcément), elles sont véhiculées par ce groupe, qui exerce des formes de sanction en cas de déviance.

Mais cette théorie s’applique pour décrire des actions. Or, dans le cas de figure que nous observons, il ne s’agit pas de pratiques, d’actions en tant que telles, mais d’un rapport à la norme, aux valeurs de la famille et au sentiment d’être déviant, sans être responsable de cette déviance. Si les parents sont déviants en divorçant – puisqu’ils décident, pour l’un d’entre eux au moins – de rompre avec la norme du mariage, les enfants, eux, ne le sont pas à proprement parler suivant cette définition.

Becker explique également que les normes sociales sont créées par des groupes sociaux spécifiques qui sont soit en mesure de convaincre la majorité du groupe du bien fondé de ces normes, soit l’imposent à un ensemble d’individus. Le divorce étant redevenu possible depuis 1884 (Loi Naquet du 27 juillet), il n’y a pas de loi qui impose de rester marié, mais l’opprobre social a existé, et existe encore dans certains milieux. A titre d’exemple, les catholiques mariés devant Dieu et la République peuvent divorcer et se remarier civilement, mais en aucun cas défaire le sacrement de Dieu sur leur première union. Divorcer est considéré comme un péché. S’ils se remarient civilement, ou même vivent en concubinage avec une nouvelle personne‘ , les divorcés remariés ’ ‘ « ne peuvent recevoir l’absolution sacramentelle, ni accéder à la communion eucharistique, ni exercer certaines responsabilités dans l’Eglise » ’ [Saint-Siège, 2005]. Dans le système de valeur catholique, le divorce est donc perçu de façon négative, allant à l’encontre de ce que doit être la famille dans ce cadre de référence. Etant donné le poids de la religion catholique sur la société française, encore aujourd’hui, la norme du mariage, indéfectible, est susceptible d’avoir été inscrite de façon importante dans les représentations, à la fois en convainquant et en l’imposant par un certain nombre de règles qui régissent ce référentiel. Mais ce n’est pas directement à ce type de norme à laquelle sont confrontés les enfants issus de parents séparés.

La définition des normes donnée par Marie-Hélène Morin [2006] s’approcherait plus sûrement de la situation que nous observons. Elle présente les normes comme faisant partie des éléments du mécanisme de socialisation, et les énonce comme des règles de conduites et des modèles de comportements suivis par les membres d’une société. Elles orienteraient ainsi son action vers les agissements attendus par l’ensemble de la société. Là encore, la norme comme l’orientation de l’action n’entre pas dans notre cadre d’analyse. En revanche, la notion de « modèles de comportements » nous semble plus appropriée. C’est bien par rapport à des modèles familiaux que les jeunes adultes dont les parents se sont séparés se sentent en contradiction.

Mais quels sont ces modèles familiaux constituant cette norme dans notre société ? Plus exactement, comment saisir les caractéristiques de ces modèles familiaux tels que les jeunes adultes qui nous interrogeons se les représentent ? Diffus, ils s’imaginent aisément de façon intuitive, mais ne se laissent pas facilement décrire.

Les fictions, cinématographiques, télévisuelles ou littéraires rendent compte d’un certain imaginaire collectif. Elles offrent une voie qui permet d’approcher les valeurs familiales véhiculées. Par exemple, elles présentent de façon récurrente un dilemme obligeant le héros à choisir entre différents systèmes de valeur. Ainsi, par exemple, le commissaire doit choisir entre d’une part le bien collectif comme sauver le monde ou empêcher un criminel d’agir (son rôle professionnel) et d’autre part, son univers familial, comme sauver son enfant retenu en otage (son rôle en tant que parent). Les scènes où le méchant fini par pointer son arme sur l’enfant de la personne qu’il avait en joue pour lui faire faire ce qu’il veut sont de la même teneur : le héros est prêt à se sacrifier pour une grande cause, mais dans la hiérarchie des valeurs, le rôle de parent protecteur passe devant, et il peut être amené à sacrifier son devoir de citoyen pour sa famille. Cette dernière est placée comme premier principe d’action, avant la sauvegarde collective. Si ce sont dans les productions anglo-saxonnes que cette tendance est la plus affirmée, l’écho qu’elles rencontrent auprès du public français ne laisse que peu de doute quant à la proximité des représentations dans ce domaine.

A ce niveau de valeur, les rôles de chacun des membres de la famille sont également codifiés : le privé, le familial, prend donc le pas sur le public, le bien commun, et de plus, au sein même de la famille, le rôle de chacun est codifié. La saga « Harry Potter » permet d’approcher cette norme, partagée mais relativement peu explicitée. L’engouement autour du dernier tome, qui s’est vendu en 2 semaines à plus de 1 150 000 exemplaires [Rowling, 2007], laisse supposer que les catégories de pensées qu’il véhicule sont largement partagées.

Les parents d’Harry Potter se sont sacrifiés pour qu’il survive. C’est-à-dire qu’au-delà de leur propre existence, de leur individualité, ils ont privilégié celle de leur enfant. C’est la dimension de leur rôle familial qui a pris le pas sur les autres rôles sociaux de leur existence. Une phrase que l’auteur J.K. Rowling attribue à Harry complète cette représentation du monde et de la hiérarchie des valeurs qui y prévaut. Son ami Lupin Remus est tenté de rentrer dans la clandestinité pour combattre les forces du mal, ce qui implique qu’il abandonne sa femme et l’enfant qu’elle porte. Sa motivation déclarée est d’éviter à son enfant de pâtir de la disgrâce due à sa condition de loup-garou, situation source d’une grande honte pour lui. Disparaître de la vie de son enfant constitue de cette façon un moyen de contourner la honte qu’il ressentira vis-à-vis de sa progéniture. Harry se met alors dans une colère terrible et lui assène la phrase suivante : ‘ « Mon propre père est mort en essayant de protéger ma mère et moi-même et vous vous imaginez qu’il vous recommanderait d’abandonner votre enfant pour partir ’ ‘ à l’aventure avec nous ? » ’ (p 232, Rowling, 2007). Du haut de son statut de héros, il fait ici clairement état de la « bonne » hiérarchie des valeurs : la honte personnelle doit passer après le rôle parental. A la page suivante, une autre phrase d’Harry Potter entérine cette analyse : ‘ « Les parents ne devraient jamais quitter leurs enfants, à moins… à moins qu’ils ne puissent faire autrement » ’. Autrement dit, à moins qu’ils soient en incapacité physique de remplir cette tâche. Le message est clair : la logique qui doit prévaloir chez les parents est celle du bien-être de leur enfant. Ce qui sous-tend deux choses : le rôle de parent est celui qui est à privilégier dans l’ensemble des rôles sociaux d’une part ; le bien-être de l’enfant dépend de la présence de ses parents à ses côtés d’autre part. Le poids des propos d’Harry Potter repose sur son statut de héros, mais également sur le fait qu’il est « enfant de ». La saga entière insiste sur la place qu’occupent ses parents, et surtout leur disparition, dans son existence. Cette place prépondérante renforce sa position d’enfant. Il grandit à chaque nouvelle aventure, mais il reste cet enfant souffrant de l’absence de ses parents. Il parle donc de ce point de vue-là et porte sur la fonction parentale le regard d’un enfant.

Or, dans le cadre de notre travail, c’est bien de cette position-là dont il est question étant donné notre protocole de recherche. Ce sont les jeunes adultes issus de parents séparés qui sont interrogés, et les représentations qui sont recueillies sont bien celles d’enfants portant un regard sur la façon dont leurs parents se sont comportés à leur égard.

L’archétype, porté par l’histoire d’Harry Potter qui trouve résonance auprès de tellement de lecteurs, nous permet d’approcher ce qui semble être la norme pour ce groupe social que sont les enfants regardant leurs parents. La norme sociale, au sens de modèle vers lequel ont tend, serait celle où les parents ne quitteraient jamais leurs enfants à moins d’en être physiquement empêchés. On n’abandonne pas ses enfants, sous aucun prétexte, surtout pas pour des raisons de confort individuel. Dans le cas contraire, on est disqualifié et l’on peut être destitué de son attribut de « père » ou « mère » par ceux-là même qui vous l’ont donné : ses propres enfants. Or, c’est pour les enfants issus de parents séparés que cette représentation de la norme est la plus idéalisée. L’objectivation des liens, qui allaient de soi avant la séparation, rend paradoxalement cruciale la dimension de la norme des rôles parentaux ; alors même que la séparation des parents les en écarte.

Plus largement, la défaillance du père – ou de la mère – qui n’aurait pas mis la valeur familiale comme principe premier, serait vécue comme un facteur de protection en moins, comme un handicap par rapport aux autres. Pour filer la métaphore avec l’histoire de Harry Potter, le sacrifice de ses parents l’oblige à certains devoirs, mais surtout lui octroient des pouvoirs magiques. En particulier, ces derniers le protègent. Par opposition, il est possible que la défaillance d’un parent, selon ce système de valeur, soit interprétée par ses descendants comme un facteur de vulnérabilité.

Du point de vue des jeunes adultes interrogés, ce ne serait donc pas tant les conditions de vie consécutives à la séparation qui sont reprochées au parent qui a des difficultés à assumer sa fonction parentale, mais bien la misère de position qu’ils ressentent, eu égard à des liens de filiations « normaux » auxquels ils aspireraient. C’est la déviance contrainte, fragilisante, qui est pointée par ces jeunes adultes.