Modifications des conditions de vie : reconfiguration des ressources parentales après la séparation

La deuxième conséquence de la séparation du couple parental est économique. Elle constitue un prolongement pratiquement structurel de la dissociation du couple, même si elle est sans doute moins apparente et moins systématique que la bi-localisation des domiciles parentaux.

Le poids économique de la rupture apparaît très délicat à évaluer. De plus, il est sujet à évolution dans les années qui suivent la séparation. Il dépend de plusieurs dimensions recensées par les différents observateurs. Les principales sont la remise en couple, l’occupation d’un emploi et le paiement de la pension alimentaire. D’autres, sans doute plus secondaires, constituent néanmoins des éléments qui peuvent également être des facteurs rentrant en ligne de compte. Parmi eux, nous pouvons identifier l’aide de la famille. 49 % des hommes et 60 % des femmes recevraient une aide financière fréquente de leur famille à la suite de leur divorce [Munoz-Perez, 1987]. Le fait de pouvoir ou non conserver le domicile conjugal est également un élément qui entre en ligne de compte, sans qu’il soit simple de savoir si cela pèse en faveur du bénéficiaire : suivant si le logement est loué ou acheté, l’apport de cette contribution est très différent.

Lorsqu’il y a des enfants, le parent non gardien doit participer au financement de l’éducation de ses enfants en versant une pension alimentaire, qui relève du devoir de secours. Ainsi, ce sont les prestations financières versées pour les enfants qui constituent l’essentiel des transactions financières qui s’instaurent au moment du jugement de divorce. En 1984, une étude de Données Sociales [Boigeol, Commaille, Munoz-Perez] estime qu’un quart à un tiers des pensions sont irrégulièrement ou pas du tout versées. Trois ans plus tard, une étude parue dans cette même collection [Munoz-Perez, 1987] établit que seul un tiers des pensions alimentaires est payé régulièrement. Les chiffres du paiement des pensions alimentaires varient suivant les enquêtes, mais l’on peut résumer qu’en moyenne seule la moitié des pensions alimentaires est payée intégralement, dont une partie avec du retard. Ce constat est en dépit des tentatives d’interventions législatives de 1973 et 197510. Très peu de recours en justice sont toutefois engagés pour obtenir le paiement des pensions, phénomène pour lequel les explications restent hypothétiques [Boigeol, Commaille, Munoz-Perez, 1984]. Au-delà des mesures prises au niveau législatif pour gérer au mieux la séparation, les pratiques ne correspondent que partiellement aux engagements fixés par les jugements de divorce.

Le parent non gardien est également tenu de compenser autant que possible la disparité que la rupture du mariage crée dans les conditions de vie respectives en versant une prestation compensatoire à l’autre parent11. Les applications de ce principe sont multiples et variables selon les départements, tant du point de vue de la forme (de capital ou de rente) que du montant. Ce sont principalement les femmes qui sont les destinataires de prestations compensatoires étant donné qu’elles sont plus souvent le parent gardien tout en étant dans une situation économique et professionnelle inférieure à celle de leur ex-conjoint. C’est cette population qui va être potentiellement exposée à une baisse de son niveau de vie après la séparation.

En 1980, à la question de savoir si le divorce a provoqué un changement dans leur niveau de vie, 36 % des femmes déclare que celui-ci a baissé, contre 18 % des hommes. Pour 31 % des femmes et 25 % des hommes, le niveau de vie s’est même élevé [Boigeol, Commaille, Munoz-Perez, 1984].

Est-ce parce qu’il existe une évolution temporelle des situations ? Est-ce parce que suivant les études, les indicateurs utilisés sont différents ? Ou encore la variabilité des situations en fonction de la période qui est interrogée après une séparation est-elle si grande qu’elle entraîne des modifications des conditions de vie importantes ? Toujours est-il que les différents travaux et statistiques sur l’impact général du divorce sur le niveau de vie n’annoncent pas tout à fait les mêmes résultats les uns par rapport aux autres ; et cela même s’ils vont globalement dans le même sens : le divorce entraîne une plus grande vulnérabilité économique pour les femmes que pour les hommes

Ainsi, en 1985, les données recueillies par l’INED dans le cadre de l’Enquête sur les situations familiales12 estiment que 60 % des femmes ont dû restreindre leur train de vie, et 30 % des hommes. 40 % des femmes divorcées ont déclaré qu’elles avaient « juste de quoi vivre » après leur séparation. Même sans enfant, elles présentaient plus de difficultés pécuniaires que les hommes [Leridon et Villeneuve-Gokalp, 1994].

Globalement, les femmes s’estiment donc deux fois plus souvent touchées économiquement par la séparation. Mais on peut tout de même s’interroger sur ce chiffre qui paraît sommes toutes assez faible si on considère qu’elles ont à mener de front éducation des enfants et vie professionnelle tout en assumant financièrement un logement aussi grand, et cela avec une pension irrégulière voire impayée dans un tiers des cas et souvent avec une situation professionnelle à développer. Aussi, dans quelle mesure (et ce n’est pas vérifiable dans ce cadre) ce chiffre ne correspond-il pas à l’ensemble des divorces, ceux sans enfant inclus ? Ils n’entraînent alors généralement pas la mise en place d’obligations financières après la séparation et représentent jusqu’à 40 % des jugements de divorce en 1984.

P. Festy et M-F. Valetas, dans leur contribution à Données Sociales en 1990, développent ces constats formulés sur le plan économique en observant dans leur ensemble les conditions de vie des femmes séparées. Ils s’intéressent en particulier à leur statut d’occupation de leur logement. Cinq ans après le divorce, la part des propriétaires retrouve à peine le niveau atteint après la rupture, et le nombre de bénéficiaires de logements HLM a fortement augmenté. Les parcours de ces femmes dépendent en grande partie du fait qu’elles aient ou non reformé un couple. Si c’est le cas, la part des propriétaires connaît une évolution favorable, semblable à celle qu’on aurait sans doute observée, s’il y avait eu maintien du mariage. Dans le cas contraire, les femmes restées seules sont nettement moins souvent propriétaires et davantage en HLM que si elles étaient restées en couple. Tous ces résultats vont dans le sens de ce qu’a pu établir Claude Martin [1997] ou Henri Leridon et Catherine Villeneuve-Gokalp [1994] sur les difficultés rencontrées par les femmes après un divorce, en particulier sur le plan économique, mais également social.

Ces informations montrent que ce sont surtout les femmes qui voient leur niveau de vie baisser après une séparation. Les variations enregistrées entre les enquêtes posent la question de l’accentuation de l’écart entre hommes et femmes. Il s’avère que les femmes, lors de la séparation, accusent de façon mécanique les inégalités sociales entre les hommes et les femmes : des salaires moins importants, des contrats de travail plus précaires, plus souvent à temps partiel, mais aussi une plus grande difficulté à retrouver un conjoint, en particulier lorsqu’elles sont plus âgées. La séparation accentue les écarts de ce type entre les hommes et les femmes, même si cette tendance est d’une certaine façon compensée par le plus fort taux de femmes actives divorcées que celui de femmes mariées dans ces générations.

Pour aller plus loin, il faut surtout souligner que les difficultés financières des femmes divorcées ne sont pas réparties de façon aléatoire dans l’espace social. Claude Martin [1997] montre en particulier comment il existe une forme de cumul des handicaps pour certaine catégorie sociale de femmes. Ainsi, ce sont les plus faiblement diplômées qui vont le moins souvent avoir un emploi stable, ce qui correspond à une observation que l’on peut faire quelle que soit la situation matrimoniale des femmes. Mais à cette situation professionnelle précaire s’ajoute une propension au mauvais paiement des pensions alimentaires pour ces catégories. Il semble que ce soit parmi les femmes des catégories les plus défavorisées que le paiement des pensions apparaît comme le plus irrégulier ou même le plus absent13. Il y a donc cumul des difficultés économiques : des salaires bas et des pensions alimentaires défaillantes, irrégulières ou partielles. L’aide financière de la famille, dont on a vu qu’elle était relativement fréquente, suit probablement cette répartition sociale : ce sont dans les milieux favorisés que le transfert de capitaux est matériellement et culturellement plus souvent possible, alors que dans les milieux les plus défavorisés, ce sont plutôt les aides en nature qui vont être prodiguées [Déchaux, 1990].

Henri Leridon et Catherine Villeneuve-Gokalp montrent que ces dimensions économiques ont des conséquences sur leur réseau de sociabilité et la densité de leur entourage. Dans leur enquête de 1985, les femmes divorcées sont 24 % à déclarer s’isoler pour des raisons financières, le fait de manquer de moyens empêchant réceptions et sorties (contre 8 % des hommes divorcés). Pourtant, les auteurs observent que globalement, le réseau des relations sociales tend à s’élargir après une séparation. Pour ces femmes en particulier, Claude Martin évoque les notions de « vulnérabilité relationnelle » et d’un « risque solitude » [1990].

Le divorce peut également avoir des conséquences sur les conditions de vie des enfants, les possibilités économiques des parents gardiens, le plus souvent la mère, étant diminuées [Boigeol, Commaille, Munoz-Perez, 1984]. Les femmes sans statut socioprofessionnel ou avec un statut peu élevé auraient recours de façon maximum aux services d’équipements collectifs sans que ces derniers apparaissent spécialement préparés à assumer cette fonction de substitut aux réseaux familiaux ou sociaux de soutien. Aussi, les « problèmes » tels que peuvent les repérer les enseignants à propos de ces enfants issus de parents séparés relèveraient plus de leurs conditions culturelles et matérielles de vie, « ‘ les perturbations familiales ne jouant un rôle que dans la mesure où elles contribuent à aggraver les effets de ces conditions  ’»14. La portée sociale de ces affirmations est très importante car elle va à l’encontre des analyses sur les effets psychologiques du divorce sur les enfants. Un des indicateurs de l’équilibre psychologique des enfants étant leur réussite scolaire, le fait d’attribuer les difficultés qu’ils rencontrent plus volontiers à leurs conditions sociales change la perception que l’on peut avoir du divorce et de ses inconvénients.

Pour résumer, il y a donc des conséquences très différentes du divorce : suivant que l’on est homme ou femme, suivant que l’on se trouve en haut ou en bas de l’échelle sociale. Pour les femmes appartenant aux milieux les plus défavorisés, il y a cumul des handicaps : revenus faibles, précaires, mais aussi isolement social, amical et conjugal. Au contraire, pour les femmes les plus diplômées, la paupérisation qui succède à la séparation apparaît relativement rapidement surmontée, par l’accès à des emplois valorisés, la diversification du réseau de relation et une remise en couple plus fréquente15 [Martin, 1990]16. Les conséquences sur les enfants se distribueraient de la même façon dans l’espace social.

Il n’y a pas à notre connaissance d’enquêtes plus récentes sur les conséquences économiques de la séparation. A croire que ce type de préoccupations n’a existé que dans les années 80. Néanmoins, le peu de variation des systèmes d’aides sociales et des dispositions juridiques permettant de contraindre au paiement des pensions alimentaires laisse penser que les observations faites dans les années 1980 sont encore valables à l’heure actuelle. De plus, les périodes renseignées rendent compte du contexte dans lequel les jeunes adultes interrogés dans le cadre de ce travail de thèse ont été élevés. La mise en perspective qu’ils offrent à l’analyse est donc tout à fait à propos au regard de notre sujet d’analyse.

Nous noterons en particulier que suivant le milieu social dont sont issus les jeunes adultes interrogés, les conséquences économiques du divorce seraient potentiellement très variables. Ainsi, nous pouvons faire l’hypothèse que lorsque la séparation des parents concernait des personnes de milieu modeste, le contexte économique de socialisation aura été très différent par rapport à un couple uni du même type de milieu social. Au contraire, on peut se demander si des différences s’observent pour les milieux sociaux les plus favorisés entre enfants de parents séparés et les autres – tout en moins en ce qui concernent les dimensions directement en lien avec les possibilités économiques.

Pour aller plus loin dans le raisonnement, nous pouvons faire l’hypothèse que c’est dans les milieux les plus favorisés que l’on sera à même d’identifier les différences de socialisation propres à la séparation des parents toutes choses égales d’ailleurs, les conséquences économiques de la séparation apparaissant surtout temporaires et promptes à retrouver un niveau équivalent à celui qui précédait le divorce. Ces interrogations seront confrontées aux données recueillies. La question des inégalités sociales face au divorce traversera les analyses menées dans la deuxième partie, à partir de l’observation des formes de mobilisation des ressources parentales suivant la configuration familiale dont les jeunes adultes interrogés sont issus. Les formes d’accès à l’autonomie financière constitueront un axe permettant d’apprécier des dimensions.

Notes
10.

Globalement, les articles des lois promulgués à ces dates permettent des recours civils ou pénaux afin de se faire payer les prestations financières prévues dans le cadre du jugement de divorce. Ils consistent en des saisies, sur salaire, sur tout compte (ASSEDIC, Allocations familiales, banques…) ou sur mobilier ou immobilier ; mais peuvent également relever d’un recours au Trésor Public ou être passible d’emprisonnement.

11.

Terme mis en vigueur par la loi du 11 juillet 1975 de la réforme du divorce.

12.

Enquête réalisée en collaboration avec l’INSEE et le concours financier de la CNAF en 1985.

13.

Munoz-Perez, 1987. L’auteur s’appuie sur l’indice sur l’allocation d’orphelin (aide sociale de la CAF à cette époque) qui montre que ce sont essentiellement les femmes en bas de l’échelle sociale qui y ont recours. Elles peuvent en bénéficier lorsqu’il y a constat d’abandon, c’est-à-dire en particulier non paiement de pension alimentaire. Mais il se peut également que ce soit dans ces catégories sociales en particulier qu’il y a une demande d’effectuée pour des raisons financières, ce qui ne signifie pas que les autres femmes se voient payer une pension alimentaire pour leurs enfants…

14.

p 446, Données Sociales de 1984. Ces hypothèses sont issues d’un article de E. Burguière, Dissociation familiale et difficultés scolaires – Recherches pédagogiques – n°96 – INRP – 1978.

15.

Même si on peut observer que suivant les milieux, cette remise en couple ne donne pas lieu à une cohabitation.

16.

Notre propos est bien ici de montrer dans quel contexte les jeunes adultes interrogés ont été élevés, et non pas de dramatiser ou de dénoncer les situations des femmes aux dépends de celles des hommes après une séparation.