Reconfiguration des rôles parentaux à l’issue de la séparation

La troisième conséquence supposée de la séparation du couple parental s’inscrit dans un autre registre. Elle concerne plus volontiers le domaine des représentations et leurs implications que les dimensions matérielles.

Le couple des parents représente pour le ou les enfants une entité tant que ceux-ci vivent ensemble. Ils peuvent bien sûr à l’occasion percevoir des dissonances dans la pratique éducative de leurs parents, l’un étant plus strict, l’autre plus conciliant, et l’on sait à qui demander quoi suivant les circonstances. Mais la visée est la même, et sauf mésentente, il existe une certaine cohérence dans le message éducatif du couple. Ce n’est d’ailleurs pas toujours chose facile pour les parents de parvenir à cette consonance dans le discours et la pratique entre deux héritages éducatifs forcément différents.

Que se passe-t-il lors de la séparation des parents ? L’apparente unité du couple parental est susceptible de disparaître avec la rupture du couple conjugal. Avec deux domiciles parentaux, ce sont deux façons de vivre au quotidien qui sont expérimentées. Les règles de vie dans un logement ne sont pas forcément celles en œuvre dans l’autre. Cet aspect est renforcé par la différence de temporalité chez l’un et l’autre. A part dans les situations de garde partagée de façon très égalitaire, la semaine et les jours d’école se déroulent sous l’égide d’un parent, tandis que ce sont des périodes de repos qui correspondent aux moments passés avec l’autre parent. En semaine, il faut gérer les rythmes en fonction de la contrainte forte du travail des adultes et de la scolarisation des enfants, à laquelle s’ajoutent les transports, les activités extrascolaires ou les rendez-vous médicaux. Le week-end, le temps apparaît plus souple, moins contraint, ce qui permet un certain relâchement de la pression éducative parentale. Aussi, ne serait-ce que pour ces raisons contextuelles de l’organisation de l’activité, le partage entre les deux parents est dissymétrique et induit des façons différentes de gérer l’éducatif. A cela s’ajoute que le parent qui ne voit au mieux ses enfants qu’une fois tous les quinze jours aura plus de difficulté pour imposer un rythme qui peut sembler rébarbatif aux enfants.

Selon Daniel Dagenais [2000], le divorce des parents fait éclater la solidarité des rôles des parents. Divorcés, découpés, exercés séparément, ces rôles ne forment plus un tout et ne peuvent plus représenter une même visée aux yeux de l’enfant. Cet écart de posture et de contexte entre les deux parents est susceptible d’avoir une conséquence importante : celle d’interroger la fonction parentale, qui jusqu’à présent allait de soi car elle était unitaire et émanait de l’entité parentale. Si les façons de faire ne sont pas les mêmes pour le père et pour la mère, cela signifierait qu’il ne s’agirait pas d’un positionnement, d’une fonction intrinsèque, mais qu’elle dépendrait des individus qui sont dans cette position éducative. Ainsi, d’une certaine façon, cette situation tendrait à amener les enfants à objectiver la fonction parentale, à s’interroger sur la position éducative que chacun d’entre eux occupe.

Les parents, jusqu’à cette situation de mésentente puis de dissociation, constituaient une entité qui renforçait l’impression d’unité familiale. Les représentations de la famille sont culturellement construites autour de la forme nucléaire de la famille. Que les historiens ou démographes aient montré que cette forme, bien que majoritaire, ait toujours coexisté avec des organisations familiales différentes n’y change rien. Aussi, lors de la séparation des parents, cette représentation nucléaire de la famille est mise à mal pour chacun des membres. Pour les enfants en particulier, le caractère défectible du lien conjugal vient questionner la nature du lien de filiation. Cette désunion suggère aux enfants, et sans doute aux parents également, que les liens entre ascendants et descendants ne vont pas non plus de soi. Ils sont également construits. Nous faisons donc l’hypothèse que la rupture des parents participe à l’objectivation des liens familiaux par les membres de la famille nucléaire puisqu’ils n’ont plus un caractère d’évidence.

Nous sommes donc susceptibles d’observer, suite à une séparation, ce double mouvement : d’une part l’objectivation de la fonction parentale et d’autre part, le questionnement à propos du lien familial. Il participerait d’une même logique : l’effacement, aux yeux des enfants, de la fonction parentale remplie par leurs parents, au profit d’une perception plus objectivée de leur situation en tant qu’individu. Cette objectivation de la position des parents dans la complexité de leur identité sociale est favorisée par les changements occasionnés par la séparation : baisse du pouvoir économique, réajustements professionnels, mise en exergue de l’importance de la vie sentimentale dans le parcours parental. Autant de situations qui amèneraient les enfants issus de ces couples séparés à percevoir la complexité des identités plurielles de leurs parents.

Quelles conséquences peuvent avoir ces différences de perception de la fonction parentale ?

Les rapports entre ascendants et descendants ne sont plus dictés par les fonctions et rôles de chacun tels qu’ils sont culturellement construits, par rapport à une norme valable dans le cadre de la famille nucléaire. Pour fonctionner, ces familles désunies sont obligées de reconnaître le caractère idiosyncrasique de la norme proposée, mettant en avant son caractère arbitraire. Daniel Dagenais évoque la notion d’autorité, qui serait mise à mal par ces situations. Si tel est le cas, bien qu’il soit discutable d’utiliser cette terminologie à propos d’éducation, il est probable que cette autorité doit faire place à la négociation. Nous serions enclins à supposer que cette situation d’objectivation de la part des différents membres de la famille amènerait chacun non pas à exercer son rôle comme allant de soit, mais à considérer son positionnement par rapport aux autres. La question du rôle de chacun et de la fonction parentale apparaît de ce fait au cœur des renégociations en œuvre lors de cette période d’autonomisation qu’est l’entrée dans l’âge adulte.

La séparation des parents augurerait une remise en question des positions de chacun. Il s’agira d’aborder ces dimensions plus particulièrement dans le cadre de la quatrième partie de cette thèse, à partir des régimes de relations intergénérationnelles. A travers l’usage du téléphone entre les jeunes adultes et leurs parents, nous testerons l’hypothèse selon laquelle les régimes de relation sont différents suivant l’expérience matrimoniale des parents, en raison du repositionnement dont nous avons fait l’hypothèse.

Plus globalement, on peut se demander dans quelles mesures cette perturbation de l’image parentale et de la représentation de la descendance va engendrer un comportement particulier concernant l’émancipation des individus issus de ce type de configurations familiales. Face à des parents avec lesquels la négociation et la discussion sont les éléments majeurs de la construction des itinéraires – plutôt que l’expérimentation de l’autorité – comment les jeunes adultes vont-ils cheminer lors de leur entrée dans l’adultité ? Se percevant eux-mêmes comme des individus plus autonomes que ceux dont les parents ont affirmé leur autorité, nous supposerons une certaine précocité dans l’autonomisation des jeunes adultes issus de ce type de configuration familiale. Cette dernière hypothèse servira de fil conducteur à l’ensemble des analyses.