Représentation des jeunes adultes autour des obligations paternelles de don d’argent

La part des pères séparés qui versent une pension alimentaire pendant l’enfance de leurs descendants est assez faible : Claude Martin (1997) dénombre que 61,5 % des pères non gardiens s’y emploient, mais parmi eux, seulement les 3/4 la versent régulièrement. Le chercheur précise en outre que le droit de visite et le devoir de pension apparaissent étroitement liés : le non-versement de la pension s’accompagne le plus souvent d’un renoncement à l’exercice du droit de visite. Il précise que c’est dans les milieux les plus diplômés que le droit de visite et le paiement de la pension sont le plus souvent honorés.

Les enquêtés interrogés par entretien restent très « pudiques » sur les questions d’argent en général, sur le versement d’une pension en particulier. Tout se passe comme si la mise en perspective monétaire de la relation la disqualifiait. Il est ainsi possible de compter le nombre de fois où des contacts téléphoniques ou des visites ont été effectués, mais rarement de savoir combien le père a versé. Néanmoins, il s’avère que pour Nadège, Caroline, Elsa ou Belle, il n’y a pas eu de pension alimentaire versée à leur profit, ou seulement pendant une très courte période. Si ces jeunes femmes ne font pas directement le lien entre la crise de confiance qu’elles traversent vis-à-vis de leur père et le fait qu’il ne verse pas d’argent, les moments de l’entretien où elles en parlent nous montrent qu’il y a un certain nombre d’enjeux autour de ces questions.

Nadège, 19 ans, en Deug d’histoire de l’art, parents séparés quand elle avait 2 ans. Elle vit dans un foyer de jeune fille. Père et mère actuellement en Turquie, mais la mère vit habituellement à moins de 100 km de Lyon.
Elle raconte qu’elle a revu son père l’été d’avant en Turquie, après plusieurs années.« On est allé dans un restaurant, on a choisi le restaurant le plus cher avec ma sœur (elle rit) et alors là on a pris la table du milieu, celle que tout le monde voyait le mieux tu vois, et alors on lui a dit tout ce qu’on pensait ! Enfin, moi surtout. AAAh ! J’étais énervée ! Je me suis déchargée !!!! Ahhh ! Mais vraiment !!!! (Elle rit) Ah mais, il était furieux, il voulait plus me voir, après, il supportait plus…euh, il dit… à tel point que, après, il avait appelé ma mère pour l’engueuler parce qu’on était mal élevées… il voulait nous enlever son nom, enfin, euh… vraiment… alors euh, bon. Après, bon, on a quand même arrangé les choses, parce qu’il nous avait donné de l’argent, alors…nous on avait dit bon : ben puisqu’il ne veut pas qu’on ai le même nom que lui, ben on ne veut pas de son argent, donc on est allées retrouver son hôtel, on a fait tous les hôtels de l’autre village pour le retrouver, et on a discuté avec lui, et puis… bon, comme ça on a décidé de passer une journée ensemble après…»’

Ainsi, pour Nadège, le don d’argent n’est possible que si son père reconnaît sa paternité et surtout sa descendance. Autrement dit, toutes ces années où il n’a pas versé de pension étaient d’une certaine façon des années où il ne les reconnaissait pas comme ses filles. En même temps, dans ce cas de figure, parler de cet argent c’est en définitive se donner l’occasion de redéfinir les liens. Mais finalement, remarquons que ce n’est pas parce qu’il y a don d’argent qu’il y a relation, mais au contraire, parce qu’il y a relation que le don financier est acceptable.

Pour Belle aussi, l’argent paternel arrive quand la relation commence à être restaurée :

‘Belle, 23 ans, en Deug d’histoire de l’art, parents séparés quand elle avait 3 ans. Elle vit chez sa mère.
Après avoir expliqué que son père n’a jamais versé de pension parce qu’il soupçonnait la mère de Belle d’utiliser l’argent pour elle :
« Ta mère n’a jamais essayé d’avoir de l’argent…
B. Non. Non, elle s’est débrouillée par elle-même. Elle faisait deux boulots jusqu’à ce qu’elle rencontre mon beau-père, et sinon, elle n’a jamais eu d’argent de papa. C’est pas possible. Maintenant, par contre… si, il a… ma première année de fac, c’est elle qui l’a financée, par contre ma deuxième année de fac, mon père m’a fait : « ben tiens, c’est pour ton année de fac, y’a mille balles. » Oh, j’ai halluciné !! Oh !!! On est tombé des nues, j’ai dit à maman : tiens, c’est pour l’année de fac, c’est à toi que ça revient puisque c’est toi qu’a financé au départ, donc euh…. Elle a regardé, elle a fait : « hou ! Qu’est-ce qui lui arrive ? » C’était vraiment miraculeux, là ! » ’

Son père est en effet de plus en plus présent depuis quelques années et ils se voient régulièrement, il lui fait des cadeaux. En même temps, le fait qu’elle compare les 1000 francs (150 euros) donnés à une pension alimentaire susceptible de financer une année universitaire montre que le geste est important, alors que la réalité de la somme l’est peu ! Donc là aussi, le don financier vient entériner symboliquement une reconnaissance d’une relation de filiation.

L’argent apparaît à ce titre comme un élément de plus, dépendant des autres. La reconnaissance de la filiation, du lien entre le père et le jeune adulte, rend possible le transfert d’argent entre les deux générations. Il est objet de conflit, mais pour ces jeunes adultes principalement dans sa fonction symbolique.