La nécessité d’un espace à soi… l’enfant escargot

Il est probable que dans la représentation de ces jeunes, les domiciles parentaux soient hiérarchisés. Dans leurs travaux, François de Singly et Benoîte Decup-Pannier [2000] montrent cette dissymétrie entre les deux domiciles de référence chez des enfants et adolescents qui expérimentent la résidence alternée. Alors que les temps de résidence dans chacun des logements sont équivalents et les espaces qui les accueillent comparables, les enfants et adolescents interrogés dans cette étude hiérarchisent tous leurs espaces personnels. Ils désignent la plupart du temps la chambre dans le logement maternel comme leur chambre privilégiée, qu’ils associent à un environnement relationnel meilleur. L’usage des deux chambres est également différent. Dans la première, il s’agit plus souvent de leur territoire personnel, avec leurs affaires, dans lequel ils se permettent de ne « rien faire », sans pour autant s’ennuyer. Dans la deuxième, il s’agit plutôt d’un endroit où l’on dort, le temps passé dans cet autre logement étant plus volontiers partagé avec les autres habitants. Il y a bien une chambre préférée dans ces cas de tentative de partage équitable entre les deux parents, et les auteurs pointent l’enjeu de « l’unité de soi » de ces enfants. L’utilisation d’un sac « de voyage », qui revient lorsqu’on observe le fonctionnement des enfants de parents séparés, permet de faire un lien entre les univers, en emportant ce qui va servir – au minimum – voire les éléments importants pour définir l’univers de l’enfant. Dans ce cas de figure, François de Singly et Benoîte Decup-Pannier les qualifient d’ « enfants escargots », le sac étant très volumineux et permet à l’enfant d’emmener, au sens figuré, sa maison sur le dos.

Cette étude repère comment, malgré la multiplication des logements, il existe bien un lieu de référence, et ensuite un ou plusieurs autres lieux. Dans le cas des enfants pour lesquels une résidence principale a été désignée, cette observation est d’autant plus vraie. Le domicile de la mère, puisque la mère est principalement titulaire de la résidence principale, constitue de fait le logement principal, l’adresse de l’enfant. Pourtant, plus qu’ailleurs, on peut supposer que ce logement est considéré comme un hébergement par l’enfant. Ce n’est pas ainsi que les choses sont présentées par la société ou plus précisément par le juridique : au contraire. Mais la multiplicité des lieux possibles, comme nous le supposons à propos des liens familiaux, permet l’objectivation de la situation et d’une certaine façon, sa fragilisation. La seule chose qui appartient réellement à l’enfant est alors ce fameux sac de voyage, dans lequel sont consignées ses affaires personnelles.

Benoîte Decup-Pannier [2000] aborde brièvement une dimension qui nous semble particulièrement importante pour notre objet : ‘ « le sentiment d’être « chez soi » [est] associé à un environnement relationnel meilleur ’ » (p 230). Elle place plutôt son analyse sur la teneur du contrôle parental et la tranquillité dont s’estiment bénéficier les adolescents qu’elle interroge comme élément qui détermine le logement « principal ». En même temps, elle fait le lien avec le fait qu’il s’agit beaucoup plus souvent du domicile de la mère, avec laquelle les adolescents interrogés dans l’ouvrage entretiennent plus souvent une relation privilégiée (« ‘ les adolescents se sentent plus proches de leur mère que de leur père ’ » p 231). Cette dernière observation est d’ailleurs vérifiée par ailleurs par Olivier Galland [1997]. L’hypothèse que nous formulons, et qui veut pousser plus loin cette réflexion, est celle d’une spécificité du rapport au territoire des enfants de parents séparés. Paradoxalement, il nous apparaît que la mise à mal du lien conjugal tend à majorer l’importance du lien de filiation, voire du lien relationnel en soi. De cette sorte, le territoire, apprécié dans sa dimension spatiale et matérielle, passerait au second plan. L’expérience de la perte du foyer parental suite à la séparation pourrait constituer le point de départ d’un certain détachement vis-à-vis des lieux, au profit des réseaux de relation. L’expérience de plusieurs logements, dont aucun n’est vraiment le leur puisqu’ils sont « chez leur père » ou « chez leur mère », tendrait à favoriser un désinvestissement des lieux en privilégiant les relations. Deux éléments nous permettent de mener une investigation autour de cette hypothèse.

  • La spécificité des modes de décohabitation des jeunes issus de parents séparés par rapport aux autres
  • La spécificité du rapport entretenu avec la chambre de « jeune homme » ou de « jeune fille » de ces mêmes jeunes adultes.