Chapitre 7 Partage de liens plutôt que de territoires: spécificités de la décohabitation des jeunes adultes issus de parents séparés

L’émancipation résidentielle, autrement appelée décohabitation dans la littérature sociologique contemporaine, est à la fois un événement daté, avec une première nuit dans un logement indépendant, et en même temps un processus, fait d’ajustement successive, d’installation progressive dans un lieu indépendant et de désinvestissement du logement des parents. Cette étape, même si elle est difficile à appréhender dans sa dimension processuelle, constitue un angle d’approche particulièrement pertinent pour observer comment se négocie entre parents et enfants l’émancipation de ces derniers. Les motifs invoqués, la distance effective et l’aide matérielle apportée par les parents pour mener à bien ce processus sont autant d’éléments pour comprendre comment se redéfinissent les places de chacun à l’occasion de cet événement fondateur. Catherine Villeneuve-Gokalp montrent que pour les parents, cet épisode est vécu entre « satisfaction et désarroi ». On peut penser qu’en effet, le rôle qu’ils ont tenu pendant près de deux décennies est symboliquement renégocié par le départ du domicile, du foyer parental. Mais qu’en est-il pour les parents qui se sont séparés et leurs descendants ? Les formes de mobilisation des ressources matérielles nous sont apparues différentes pour ces populations. Cela se traduit vraisemblablement également sur le plan résidentiel. Le rapport au logement, dont on a vu que l’expérience de la séparation mettait en question sa fonction de « foyer », peut-il être le même pour les jeunes issus de parents séparés ? Observe-t-on, sur la question de la décohabitation, les mêmes tendances à une autonomisation précoce de la part des jeunes adultes issus de famille désunie ?

L’étude des distances spatiales entre les domiciles des descendants et des ascendants constitue un moyen objectif de compléter cette approche. Elle a le mérite de reposer sur des dimensions concrètes, objectivables. La localisation au moment de la décohabitation constitue dans ce cadre un élément du parcours particulièrement significatif.

Deux types de décohabitation peuvent être distingués : la décohabitation avec délocalisation, souvent associée à une situation contraignante, comme l’éloignement du lieu d’étude [Grignon, Gruel, Bensoussan, 1996 ; Grignon, 1998], et la décohabitation dite « de voisinage » [Grignon, 1998] ou locale [Bensoussan, 1994], associée à un départ intentionnel, où la contrainte de la distance n’apparaît pas. Dans un cas comme dans l’autre, que ce soit par choix personnel ou par choix plutôt contraint par le contexte d’offres de formation ou de travail, il s’agit pour ces jeunes adultes qui y sont confrontés d’expérimenter la gestion quotidienne de la vie domestique et l’apprentissage de l’autonomie vis-à-vis de ses parents.

Deux grandes voies de recherches sont possibles pour interroger le processus de la décohabitation [Godard et Blöss, 1988].

D’une part, il peut s’agir de construire une typologie de cheminement de la décohabitation en établissant son inscription spatiale. Cette approche présente l’intérêt d’approcher la question du logement et de sa localisation en termes de territoire, ce qui permet de prendre en compte la dimension des distances entre les domiciles de référence : le ou les logements des parents et celui du jeune adulte. Cette approche à partir des territoires en lien avec les relations intergénérationnelles apparaît comme particulièrement intéressante lorsqu’on se penche sur les effets de la socialisation spécifique aux enfants de parents séparés. En effet, l’expérimentation d’une mobilité importante, ainsi que la bi-localisation des domiciles parentaux, sont hypothétiquement des éléments susceptibles d’engendrer des comportements spécifiques aux jeunes adultes issus de parents séparés. De plus, elle constitue une approche qui permet d’approcher la question des relations intergénérationnelles en termes de proximité/distance [Attias-Donfut, 1995].

D’autre part, interroger le processus de décohabitation peut consister en l’analyse des modèles culturels de décohabitation qui permettent ainsi de prendre la mesure de la façon dont chaque jeune adulte peut quitter sa famille suivant les modèles familiaux auxquels il a été confronté. Cela implique la prise en compte des milieux sociaux d’origine, mais également la dimension de la configuration conjugale des parents, élément qui nous intéresse au plus haut point dans le cadre de cette recherche. Il s’agirait donc d’identifier la part de cette dimension suivant les origines sociales des jeunes interrogés et d’analyser la façon dont la séparation des parents pourrait modifier ces parcours.

Ces deux approches seront menées de concert afin de comprendre les logiques en œuvre dans les processus de décohabitation des jeunes adultes de parents séparés par rapport aux autres.