De l’importance relative de la « chambre de jeune homme »

Le processus de décohabitation est décrit comme l’accession à un logement indépendant pour les jeunes adultes. Il serait pourtant réducteur de considérer que c’est à partir du moment où le jeune adulte réside pour partie dans un logement indépendant qu’il a décohabité de manière définitive. Il s’agit au contraire d’un processus progressif et complexe [Godard et Blöss, 1988]. Le point de départ en est la prise d’un logement indépendant, mais il va se dérouler pendant une période de quelques mois, voire de quelques années. Il peut impliquer des retours chez les parents ou le partage de ses semaines entre deux domiciles [Villeneuve-Gokalp, 1997]. Le souci d’organiser une certaine indépendance à l’intérieur même du domicile parental, d’en faire un lieu à son image, à son univers, procède donc d’une appropriation importante du territoire personnel qu’est la chambre [Singly, 2000]. Mais peu à peu, cet endroit correspond plus à ce qu’ils étaient plutôt qu’à ce qu’ils sont devenus. L’investissement se fait progressivement dans le nouveau domicile. Que devient alors la chambre de « jeune homme » ou de « jeune fille » ? Le ou les parents en font-ils une sorte de sanctuaire : c’est sa chambre, il n’y a que lui, ou qu’elle qui puisse y apporter une modification ? La privatisation de cet espace au sein du territoire familial perdure-t-elle quand la décohabitation, au bout de quelques années, est actée ? Ou au contraire, les occupants du logement qui restent se réapproprient-ils cet espace pour le dédier à des pratiques, comme peut l’être un bureau ou une chambre d’amis ?

Dans le cadre de ce travail, nous nous demanderons en particulier s’il existe une différence dans le rapport entretenu par les parents à la « chambre de jeune homme » suivant leur situation matrimoniale. La déterritorialisation consécutive à la séparation que nous avons supposée se vérifie-t-elle dans ce cadre, en observant de fait une plus grande interchangeabilité des affectations des pièces lorsqu’il y a eu séparation que lorsque les parents sont restés unis ?

Malgré la faiblesse des effectifs en ce qui concerne la situation dans les domiciles paternels, la tendance qui se dessine est très claire : conserver sa chambre, malgré la décohabitation, est une pratique très répandue lorsque les parents sont restés mariés : les deux tiers des décohabitants dans cette situation sont concernés. En revanche, lorsqu’il y a eu séparation, cette pratique est beaucoup moins souvent de mise.

Entre les pères et les mères, les façons de faire sont différentes et viennent corroborer les observations de Benoîte Decup-Pannier [2000] : C’est chez les mères que l’investissement dans la chambre du jeune est le plus important, car cela expliquerait que malgré les difficultés économiques plus grandes, elles conservent plus souvent que les pères l’espace qui avait été investi par le jeune adulte. Les pères semblent plus facilement changer l’attribution de la chambre, laquelle était plus anonyme. Il faut noter toutefois que 15 % des jeunes adultes concernés déclarent n’avoir jamais bénéficié d’une chambre attitrée chez leur père, ce qui minimise la part de reconversion de la chambre, mais ne change pas réellement la tendance : cela traduit de surcroît le peu d’investissement personnel des jeunes adultes au domicile de leur père.

Graphique 16. Part des jeunes adultes qui déclarent avoir conservé de leur chambre de « jeune homme » après la décohabitation quand il y a maintien du lien (en %)
Graphique 16. Part des jeunes adultes qui déclarent avoir conservé de leur chambre de « jeune homme » après la décohabitation quand il y a maintien du lien (en %)

N=435.

* En ce qui concerne la chambre au domicile du père, nous n’avons pris en considération que les jeunes adultes qui ont encore des relations téléphoniques avec eux.

On pourrait être tenté par une explication logique en termes de pratique et d’utilisation de la chambre : les parents mariés conserveraient la chambre du jeune adulte en l’état parce que celui-ci reviendrait régulièrement. Mais il est surprenant de constater que c’est tout à fait la logique inverse qui prévaut : moins les visites du jeune adulte sont fréquentes et plus souvent la chambre de « jeune homme » a été conservée. Tout se passe comme si cette pièce constituait un territoire avec une identité d’autant plus marquée que la personne est absente au lieu. Cela traduit l’importance symbolique des espaces pour ces familles. Comme le départ des enfants est assez souvent vécu de façon douloureuse pour les mères [Villeneuve-Gokalp, 1999], conserver la chambre de celui-ci apparaît comme une façon de maintenir sa présence au sein du foyer parental.

Graphique 17. Choix de conserver la chambre selon les pratiques de visite aux parents et leur situation matrimoniale
Graphique 17. Choix de conserver la chambre selon les pratiques de visite aux parents et leur situation matrimoniale

N= 478.

Cette tendance générale ne se retrouve pas à propos des mères séparées75. Il n’y a pas de corrélation linéaire, de tendance générale qui se dégage entre les pratiques de visite et le fait de conserver une chambre à leurs domiciles. Les écarts ne sont pas significatifs et laissent penser qu’il n’y a pas de corrélation entre ces dimensions. Sans doute le choix de conserver la chambre du jeune adulte tient-il à d’autres éléments, comme les possibilités matérielles dont disposent les mères séparées, par exemple.

L’expérience de la séparation et la déterritorialisation à laquelle les membres de ce type de famille ont été soumis semble diminuer l’importance accordée à la symbolique des lieux. Un espace, quand bien même investi en son temps, ne permet pas de faire revivre l’époque révolue d’un foyer uni comme c’est le cas pour les familles dont les parents vivent toujours ensemble. Comme cela a déjà été évoqué, cette notion de foyer a déjà été mise à mal au moment de la rupture conjugale.

Ces résultats nous amènent à nous tourner vers des explications plus subjectives, relevant plus volontiers des représentations de ces jeunes adultes, afin de comprendre ce qui se joue pour cette population et les ressorts de leurs processus de décohabitation par rapport aux autres jeunes adultes interrogés dont les parents vivent toujours ensemble.

Notes
75.

Les effectifs concernant les aspects relatifs aux relations maintenues avec les pères séparés sont trop faibles pour être ici mobilisés. Nous verrons plus avant dans le travail (partie 4) que ce sont les mères qui apparaissent comme réellement pilier des relations avec les jeunes adultes et qui peuvent être comparées aux parents mariés