Chapitre 8 L'indépendance : les spécificités des enfants de parents séparé

L’hypothèse que nous proposons est celle d’un rapport différent aux parents lorsqu’ils sont séparés, et plus globalement, à l’unité familiale. La séparation du couple parental fait éclater un lien pourtant perçu comme indéfectible, comme allant de soi, par les descendants. Une remise en question générale des liens familiaux et du rôle de chacun en découle.

Nous l’avons vu à propos de la mobilisation des ressources des parents : la forme prise par les dons des parents est celle d’un budget établi. Il implique un désengagement des parents dans le contrôle des dépenses faites avec cet argent, ou plutôt, une délégation de leur part incitant leurs descendants à l’autonomie dans la gestion de leur budget. Par là même, ils exercent un rôle éducatif moindre [Cicchelli, 2001]. L’absence apparente de coordination entre les parents, qui allouent ou non chacun une aide financière, montre également qu’il y a peu de stratégie familiale affichée de leur part, laissant là aussi une plus grande marge de manœuvre aux jeunes adultes, incitant à une plus grande indépendance dans la gestion de leur parcours. De plus, la propension des enfants de parents séparés à multiplier les sources de revenus, travaillant plus souvent durant l’année et/ou pendant l’été lorsqu’ils sont étudiants, nous montre une recherche active d’indépendance financière, ancrée dans différentes sources de revenus. Elles garantissent une certaine indépendance vis-à-vis de chacune d’entre elles, y compris par rapport à l’aide des parents.

Par ailleurs, l’analyse de la gestion des tâches domestiques indique que les jeunes adultes issus de parents séparés sont autonomes plus précocement. Leur investissement plus rapide dans un lave-linge à leur domicile est l’indication d’une plus grande indépendance résidentielle. Les cohabitants dont les parents sont séparés participent plus largement aux tâches ménagères que lorsque les parents vivent ensemble, laissant voir que le rôle de chacun est plus égalitaire, moins dissymétrique que lorsque le couple des parents unis incarne le monde des adultes tandis que les descendants, même âgés, sont de celui des enfants. Les dons de nourriture des parents vont dans ce sens : la fonction nourricière de la mère dans le nouveau logement du jeune adulte apparaît comme amoindrie, et celle du père pratiquement inexistante lorsque les parents sont séparés.

L’ensemble de ces éléments concorde pour présenter les jeunes adultes issus de parents séparés comme plus autonomes dans la gestion de leur vie quotidienne, plus souvent sortis de leur statut d’enfant vis-à-vis de leurs parents. Nous supposons que cette attitude générale, renforcée par celle des parents qui semblent amoindrie dans leur rôle d’éducateur à ces âges d’accession à l’adultité, sont des éléments susceptibles de favoriser une décohabitation locale plus massive.

Les motifs invoqués par les enquêtés pour expliciter leur décohabitation en témoignent.

Pour les jeunes adultes issus de parents mariés, il s’agit massivement d’un départ pour raison d’études (59 %). Or, ce motif n’est invoqué que dans 39 % des cas concernant les enfants de parents séparés, qui lui préfèrent la notion d’indépendance pour qualifier les raisons de la décohabitation.

Tableau 35. Motifs de la décohabitation suivant la situation matrimoniale des parents (%)
  Parents séparés (avant ou pendant la décohabitation) Parents ensemble
pour faire des études  39 59
pour plus d'indépendance  43 28
pour vivre en couple  26 24
à cause de l'éloignement d'un emploi  13 8
pour changer de région, pays  10 9
changement situation matri des parents  6 1
service militaire/placement social  2 1
Ensemble des motifs 139 130

N = 550.

Lorsque l’on chaîne les différentes réponses apportées par chaque enquêté à cette question, nous constatons que la raison des études est suffisante pour justifier la décohabitation pour plus de la moitié des décohabitants issus de parents mariés. Cela constitue également le premier et unique motif de décohabitation pour les enfants de parents séparés (37 %), mais la notion d’indépendance est également mobilisée, pour elle-même, dans plus d’un cas sur cinq (alors que seulement 13 % des décohabitants de parents mariés l’utilise comme unique élément d’explicitation). Cette idée d’indépendance est ensuite déclinée en association avec des motifs plus objectifs : les études et la mise en couple. Dans les deux cas de figure, la part des jeunes adultes issus de parents séparés qui y font référence est supérieure à celle dont les parents sont mariés. L’association « mise en couple » et « indépendance » est plus particulièrement l’apanage des enfants de parents séparés, pour lesquels il apparaît que l’installation avec son petit ami est plus souvent également l’occasion de cette indépendance.

Tableau 36. Configurations de motifs de décohabitation suivant la situation matrimoniale des parents au moment de la décohabitation (%)
  Parents séparés
(avant ou pendant la décohabitation)
Parents ensemble
pour études/emploi 37 54
indépendance 22 13
pour études/indépendance 14 11
indépendance/couple 12 7
couple 14 14
Total 100 100

N = 550.

D’une façon générale, l’idée d’acquérir une certaine autonomie vis-à-vis de sa famille d’origine est beaucoup plus répandue chez les enfants de parents séparés que chez les autres, que se soit uniquement dans la poursuite de cet objectif, ou en association avec d’autres projets, de formation ou matrimoniaux. Là où pour les enfants de parents mariés, les raisons explicites de la décohabitation relèvent essentiellement d’éléments externes (dans 69 % des cas), nous pouvons percevoir la difficulté qu’il y a pour eux à justifier de ce départ sans qu’il soit question de contraintes (les études, un emploi) ou légitimé par un changement de statut (mise en couple). Les jeunes adultes issus de parents séparés, pour leur part, font également référence à des dimensions externes, mais elles sont plus volontiers affichées comme des prétextes à cette prise d’indépendance. L’accès à l’indépendance constitue également un argument suffisamment légitime à leurs yeux pour être un motif justifiant en soi une décohabitation.

À partir de ces observations, l’explication de la surreprésentation de décohabitations locales chez les enfants de parents séparés paraît plus évidente. La séparation des parents engendrerait un rapport parents-enfants (puis jeunes adultes) où la notion d’autonomie des descendants serait valorisée. La prise d’un logement indépendant proche du domicile parental constituerait ainsi la matérialisation de cette indépendance à l’égard des ascendants.

Le fait d’être une jeune femme ou un jeune homme ne semble pas être un élément qui modifie globalement les motifs de la décohabitation. Les filles et les fils de parents séparés arguent de l’importance d’acquérir leur indépendance dans des proportions comparables. Si les filles ont plus souvent tendance à décohabiter pour habiter en couple que les garçons, l’expérience de la rupture du couple parental ne semble pas modifier le différentiel entre les sexes qui existe.

Seuls deux motifs de décohabitation semblent varier suivant la situation matrimoniale des parents et le sexe. Le premier est la mobilité pour raisons professionnelles, qui devient un motif aussi important pour les jeunes femmes que pour les jeunes hommes lorsque les parents sont séparés. Lorsque les parents vivent ensemble, c’est un motif deux fois moins souvent signalé par les filles que par les garçons. Tout se passe comme si les dimensions professionnelles devenaient aussi importantes pour les filles que pour les garçons lorsqu’il y a eu séparation. Cela corrobore ce que nous avons pu observer sur le rapport à l’argent et aux petits boulots. Ces dimensions constitueraient des éléments structurants dans leur vie, responsabilisés qu’ils sont sur les questions économiques suite à la séparation des parents. Remarquons que, pour autant, cela ne se traduit pas par une surreprésentation significative de ce motif de départ du domicile parental, mais plutôt par le fait que les jeunes femmes comme les jeunes hommes tiennent ce motif en pareille importance. Ce n’est pas le cas lorsque les parents vivent toujours ensemble : les filles, traditionnellement, y voient un motif de décohabitation moins fréquent que les garçons.

Tableau 37. Motifs de la décohabitation suivant le sexe et la situation matrimoniale des parents (%)
  Parents séparés
(avant ou pendant la décohabitation)

ensemble
  homme femme homme femme
pour faire des études  39 38 64 57
pour plus d'indépendance  44 41 28 27
pour vivre en couple  18 33 13 31
à cause de l'éloignement d'un emploi  13 12 12 6
pour changer de région, pays  7 15 11 7
changement de situation matrimoniale des parents  7 5    
service militaire/placement social  2 3 3  
Ensemble des motifs 130 147 131 129

N = 550.

La deuxième modification de la hiérarchie des motifs est celle qui concerne le fait de décohabiter « pour changer de région, de pays ». Dans ce cas de figure, les tendances entre filles et garçons s’inversent suivant la situation matrimoniale des parents. Là où les garçons affichent plus volontiers que les filles ce motif « d’aventurier » quand les parents vivent ensemble, ce sont les filles qui sont deux fois plus dans ce cas de figure lorsque les parents sont séparés. Cela confirme les observations menées sur les garçons qui décohabitent plus souvent localement lorsque les parents sont séparés76.

Les spécificités de comportement, de rapport au monde, apparaissent donc pour les jeunes adultes issus de parents séparés. La précocité quant à l’indépendance sur le plan financier et résidentiel vis-à-vis de leurs parents se dessine.

Notes
76.

Mais il est difficile d’élaborer une explication à cette observation. Les effectifs, déjà faibles, ne laissent guère la possibilité de mener plus loin l’investigation et nous en resterons au constat.