De l’usage du téléphone

Le téléphone est un instrument de communication très répandu dans nos sociétés occidentales, où la plupart des personnes possèdent soit une ligne de téléphone fixe à son domicile77, soit un téléphone mobile78, soit les deux. Les jeunes adultes sont les plus dotés en téléphone mobile79. De manière générale, les outils de communication tendent à se développer massivement et les temps de communications à augmenter régulièrement80. L’usage du téléphone fait partie du quotidien. Un bon exemple du rapport de familiarité avec cet outil est l’enquête menée dans le cadre de cette recherche : les temps de passation des questionnaires étaient en moyenne de 55 minutes et annoncés comme tel par les enquêteurs81, ce qui aurait pu paraître long aux enquêtés comme entretien sans face à face. Or, le temps n’a été raison de refus que dans une minorité de cas. Cette expérience montre combien l’usage de cet instrument de communication s’est banalisé et démocratisé tant dans son accès que dans son usage. À ce titre, sa possession et la capacité à en faire usage semblent peu contraintes socialement puisque accessibles et utilisables par tout le monde, exception faite des personnes très désocialisées. Cette fluidité d'utilisation nous autorise à interroger les formes des échanges téléphoniques comme des interactions sociales qui reflètent la configuration des relations sociales des individus.

La plupart des recherches contemporaines sur le téléphone portent sur son usage. La question de la différence des usages entre homme et femme en constitue un pan important. L’analyse des flux de communication amène à déceler une différence importante entre eux, que ce soit en terme de durée ou de fréquence des appels : ‘ « Les femmes téléphonent plus que les hommes – plus souvent, plus longtemps – et elles se servent du téléphone autrement que les hommes et pour faire autre chose » ’ [Quere & Smoreda, 2000]. La question de l’usage de cet outil est approchée à partir des connaissances sur la sociabilité féminine comparée à la sociabilité masculine82. Pour les sociologues, cette question présente surtout l’intérêt d’être un révélateur de pratiques de sociabilité, et comme le précise Patrice Flichy dans son introduction au dossier sur les usages de la téléphonie [Réseaux n°82/83], ‘ « contrairement à l’usage d’autres médias, celui du téléphone ne constitue pas une activité en soi. Il prend place au sein d’autres activités sociales, familiales, amicales, amoureuses, commerciales, professionnelles »83.

Parce qu’il concerne tous les aspects de la vie quotidienne, une idée largement répandue veut que le téléphone ne soit pas soumis à un usage socialement différencié, et même qu’il permette de décloisonner les communications entre les milieux sociaux. Les représentations sociales autour du téléphone véhiculent, selon Claisse & Rowe [1993], les mythes de la convivialité, de l’ubiquité et de l’indifférenciation sociale. Ce serait d’abord la qualité de l’outil et ses possibilités techniques qui expliqueraient qu’on l’utilise ou non. Le téléphone mobile, qui constitue le dernier cri en matière de technologie, est effectivement présenté comme un facteur de décloisonnement social, qui permette de se rencontrer quel que soit son âge, son sexe ou le milieu auquel on appartient84. Pourtant, si on se réfère aux travaux qui étudient la répartition sociale des communications téléphoniques [Rivière, 1999, 2000, 2001 ; Claisse & Rowe, 1993 ; Smoreda et Licoppe ; 2000], il s’avère en fait que le téléphone est loin d’être un média qui permette d’ouvrir des réseaux relationnels, que ce soit en amplitude ou en diversité. Au contraire, le téléphone contribue, selon Carole-Anne Rivière, ‘ « à renforcer la spécialisation de l’espace privé dans un noyau de relations affectives proches ». ’ Donc, loin d’être un outil de rencontre, ce média constitue d’abord un moyen de communication entre proches. De plus, au regard des travaux sur la sociabilité en général, les régimes de communication téléphoniques correspondraient globalement à ceux de sociabilités des différents âges85 [Degenne & Forsé, 1994].

Si l’usage du téléphone apparaît loin du mythe véhiculé dans la représentation collective, il constitue par contre un élément particulièrement pertinent pour prendre la mesure de la nature des différents réseaux de sociabilité. Concernant les sociabilités amicales, le téléphone tend à renforcer le lien qui existe déjà en face à face : plus on se voit, plus on s’appelle [Rivière, 2001]. En revanche, concernant les sociabilités familiales, le lien téléphonique serait souvent un substitut à la relation en face à face, particulièrement en ce qui concerne les proches parents éloignés géographiquement.

La sociabilité téléphonique amicale a surtout été abordée à travers les pratiques des adolescents. Les recherches sur la question s’intéressent particulièrement aux rapports de négociation entre parents et adolescents sur l’usage du téléphone familial [Fize, 1997 ; Martin & de Singly, 2000]. Elles mettent en perspective l’organisation familiale autour de l’outil. La recherche d’Olivier Martin et de François de Singly montre notamment comment le fort usage du téléphone par les adolescents est favorisé par leur prise de distance vis-à-vis de la vie familiale. Le téléphone, dont l’utilisation est plus ou moins négociée avec les parents suivant le milieu familial, constituerait un creuset de l’individualisation au sein de la vie commune qu’est la vie en famille.

Dans ces recherches, il s’agit en fait d’apprécier la gestion de l’usage de cet outil au sein du groupe social que constitue la famille. Dans cette perspective, d’autres recherches interrogent la place des femmes, et plus spécifiquement la place des mères, par rapport à ce média. Elles semblent dépositaires du rôle de standardiste et d’utilisateur principal [Claisse, 2000]. Cette situation renverrait à une « féminité du téléphone » qui serait non pas une inclination à téléphoner mais une injonction à téléphoner due à une construction sociale des rôles au sein du ménage. Martine Segalen [1999] montre dans cette perspective comment la mère est celle qui, habituellement, tisse le lien familial au fur et à mesure des conversations téléphoniques.

Si les adolescents ont été objets d’analyse de la part des sociologues qui s’intéressent aux pratiques téléphoniques, la population des 18-30 n’a pas bénéficié, à notre connaissance, d’une observation particulière86. Nous nous attacherons donc dans un premier temps à identifier quelles sont les spécificités des jeunes adultes en matière de sociabilités téléphoniques. L’objectif est de mettre à jour la spécificité des comportements téléphoniques pour cette population à cheval entre des pratiques adolescentes encore persistantes – où la sociabilité téléphonique amicale tient une place prépondérante et est très peu différenciée entre les filles et les garçons – et des pratiques adultes stabilisées dans laquelle les communications téléphoniques à l’égard des autres membres de la famille prennent une place prépondérante. De façon transversale, il s’agira d’une part de prendre la mesure des itinéraires des jeunes adultes interrogés afin de mettre en perspective l’usage qu’ils font du téléphone avec leurs amis et leurs parents. D’autre part, nous chercherons à évaluer en quoi leurs origines sociales constituent un élément structurant leurs pratiques téléphoniques.

Cet état des lieux est indispensable pour distinguer, dans un deuxième temps, ce qu’entraîne la séparation des parents dans le régime téléphonique des jeunes adultes. Mode d’approche des régimes relationnels en œuvre entre ascendants et descendants, les pratiques téléphoniques sont à même de révéler les organisations familiales de circulation de l’information et l’organisation des échanges relationnels. Nous analyserons plus particulièrement les modifications des régimes relationnels que l’on observe suite à la séparation du couple parental. Trois aspects seront successivement abordés : la façon dont les familles organisent les échanges téléphoniques, les différents usages qui sont faits des communications téléphoniques au sein des familles et comment se distribuent les rôles et fonctions de chacun suivant les fonctions que parents et jeunes adultes s’attribuent.

Notes
77.

Plus de 87 % des ménages possèdent un téléphone fixe en mai 2003. [Clorarec & all, mai 2003]

78.

Deux ménages sur trois possèdent au moins un téléphone mobile en mai 2003. [Clorarec & all, mai 2003] 74 % d’abonnés à un mobile dans la population des 16-74 ans fin 2004 [ARTHAUT, sept 2006).

79.

Chez les moins de 30 ans, la proportion des personnes équipées en portable était de neuf sur dix en 2002. [source INSEE Première – n°968]

80.

Selon les chiffres de l’Autorité de régulation des télécommunications (ART), les temps de communication (sans compter les temps consacrés à Internet Bas Débit) sont passés de 134 963 millions de minutes en 1998 à 170 599 millions de minutes en 2003, soit une augmentation de 26,4 % en 5 ans.

81.

Le temps médian de passation est de 53 minutes. Le temps de passation le plus court est de 29 minutes, tandis qu’on atteint 100 minutes pour le plus long. Cette amplitude de 71 minutes dépend surtout des profils des personnes interrogées. Les cohabitants n’ayant jamais quitté le domicile parental, sans petit ami, n’ayant jamais travaillé et qui sont à peine entrés dans les études supérieures constituaient les profils de personne pour lesquels les temps de passation du questionnaire étaient les plus courts. En revanche, lorsque le parcours résidentiel était complexe, fait de ménages aux compositions diverses, de présence d’un conjoint et d’enfant, d’une activité professionnelle doublée d’une activité de formation, le temps de passation pouvait atteindre une heure et demie. [voir la partie Méthodologie du recueil des données, p 49]

82.

Voir sur la question le n° 103 de la revue Réseaux, CNET, Le dossier Le sexe du téléphone.

83.

Flichy, 1997, p 12.

84.

Dans ce registre d’idée, une campagne publicitaire de 2002-2004 d’un grand opérateur de téléphonie mobile met en scène dans différents spots publicitaires des personnes que tout distingue socialement en apparence (ex : un jeune un peu rebelle en survêtement et cheveux longs et une femme d’une quarantaine d’année en tailleur et attaché-case) et qui entrent en relation (symbolisé par un concours de lancés de boules de papier dans une poubelle). L’idée sous-jacente est que cette rencontre et cette entente, improbables dans la vie quotidienne, sont rendues possible par l’utilisation du plus sophistiqué des téléphones mobiles, le slogan associé à cette idée étant « et si on communiquait plus ? ».

85.

Notamment : plus on vieillit, plus le réseau de sociabilité est restreint et se centre sur la famille.

86.

Les communications téléphoniques avec les personnes âgées ont aussi été l’objet d’analyse de la part des sociologues [Akers-porrini, 1997].